Chantal Delsol, de l’Institut, est philosophe et catholique : elle ne nie pas cette seconde détermination, et pourtant il serait vain de lire dans son œuvre un essai de théologie ou même de philosophie chrétienne, au sens qu’Étienne Gilson avait conféré, dans les années 1930, à cette possibilité de recherche de la vérité. Quand Delsol parle de « pierres d’angle », titre de son dernier ouvrage, qu’elle éclaire immédiatement d’un « À quoi tenons-nous ? » lapidaire, elle ne se prend donc nulle- ment pour le Chateaubriand du Génie du christianisme. Au contraire, elle met immédiatement en garde son lecteur contre deux tentations : considérer la modernité comme un monde clos sur soi-même, d’une part, et rêver au retour d’une introuvable « chrétienté » idéale de l’autre. Elle laisse volontiers les morts enterrer les morts, et le passé retrouver sa place évidente : celle du temps qui ne reviendra plus.
Ces « pierres d’angle », Delsol les définit comme « ce dont nous ne voulons pas nous débarrasser, au-delà de notre relativisme ». Elles ont été posées par d’autres, avant nous et pour nous : en conséquence, elles fondent une civilisation : la nôtre.[access capability= »lire_inedits »] Delsol prend acte de l’échec de deux dogmatiques, qui pensaient sincèrement se justifier par elles-mêmes, la judéo-chrétienne et la moderne. Mais paradoxalement, elle les considère comme incontournables dès lors qu’elles sont apparues : « Ces principes fondateurs ne sont pas, en soi, légitimables par le raisonnement. Des croyances les portent », dit-elle, et pourtant ils constituent notre socle. Les refuser reviendrait à accepter l’écroulement total de notre weltanschauung, ce qui nous mènerait soit au chaos, soit au monde régi par la tradition qui nous serait inhabitable.
Ces « pierres d’angle », que seul l’Occident a adoptées comme fondations − ce qui ne permet cependant pas, selon elle, de conclure à sa supériorité sur le reste du monde − sont l’inaliénable dignité humaine, la recherche de la vérité, l’idée de progrès et la liberté de conscience. Refusant l’apologétique, Delsol ne s’attarde pas à démontrer ce qu’elle tient pour des évidences, se contentant de les illustrer par des exemples, comme le refus de l’« exposition » de l’enfant à la naissance[1. Typique des sociétés antiques, ce rituel autorisait le père à refuser un enfant à la naissance, soit qu’il le jugeât difforme, soit qu’il en eût trop, soit que son sexe lui déplût. L’enfant était en général abandonné à la charité publique.], que l’on doit au judaïsme et au christianisme. Elle vise surtout le mouvement rétrograde de la « modernité tardive » qui, oublieuse des motifs de la tradition dont elle hérite, retourne ces principes contre eux-mêmes : ainsi de la « dignité humaine » qui sert maintenant à légitimer le droit à mourir, quand elle était à l’origine attachée, de manière non négociable, à la personne en elle-même, interdisant à la société de décider du sort d’une vie, comme en témoigne l’abolition de la peine de mort. Plaidant pour un « relativisme relatif », elle fait continûment appel au paradoxe d’une raison qui se représente à elle-même comme une transcendance, non démontrable par définition : « Le souci de transcendance est l’honneur de l’Europe », écrit-elle. Par où elle rejoint Pascal, qui tenait qu’il existe deux excès : « Exclure la raison, n’ad- mettre que la raison. »
Le malheur de ce raisonnement, qui se fonde in fine − et Delsol l’écrit explicitement − sur l’espérance, est qu’il exige de l’humanité contemporaine l’accès à une raison supérieure qui lui fasse redécouvrir l’humilité de ses origines, ou au moins la conscience qu’elle court à la catastrophe. Or, tant que le boomerang n’est pas encore revenu lui cogner dans les tempes, on peut plutôt parier sur la propension de l’humain à s’aveugler sur l’histoire qu’il fait.[/access]
Chantal Delsol, Les Pierres d’angle : À quoi tenons-nous ? Cerf, janvier 2014.
*Photo : BALTEL/SIPA. 00656862_000020.
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