Notre consœur publie La dictature des ressentis (Plon), et y déplore la baisse de niveau du débat intellectuel français.
C’est à peu près deux ans de vie intellectuelle qu’Eugénie Bastié recense dans La dictature des ressentis (Plon). Cette compilation de textes reprend peu ou prou les chroniques du Figaro de la journaliste, mais augmentée parfois de quelques rebondissements, par exemple les péripéties qui ont suivi la sortie de l’entretien accordé par Michel Houellebecq dans Front Populaire, fin 2022, et qui l’ont conduit à renier plus de vingt ans d’islamophobie décomplexée.
« Il n’y a plus de patrie, et il n’y a presque plus de littérature »
Eugénie Bastié est née en 1991. Ses années de Sciences po lui semblent être les derniers moments où la discussion entre gens de gauche et gens de droite était encore possible, pourvu que l’on soit doté d’ « une bonne dose d’habileté, de sens social et de fantaisie ». Ça, c’était avant la déferlante woke et les apparitions de #MeeToo et Black lives matter. En fait, avant la complète américanisation mentale de la France. Avec les réseaux sociaux, on voit ce que sont devenus les anciens copains, et ce n’est pas toujours beau à voir. La journaliste en vient à regretter le temps de l’affaire Dreyfus, où la France était divisée en deux par le triste sort d’un capitaine israélite, où l’on se battait à coup de canne dans la rue, où les dîners bourgeois se terminaient en pugilat si jamais on avait eu le malheur d’en parler, mais où l’on pouvait se retrouver autour de deux grandes causes : la patrie et la littérature. « En témoigne l’amitié que porta Léon Blum à Maurice Barrès ou Drieu La Rochelle à Aragon. Tout cela n’est plus possible aujourd’hui. Il n’y a plus de patrie, et il n’y a presque plus de littérature ». Quelle grande cause pourrait bien en effet rapprocher Geoffroy de Lagasnerie et Papacito ?
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La compagnie des vieux messieurs lettrés et des morts
L’ouvrage est divisé en trois temps : un premier, consacré à la déconstruction ; un deuxième, aux contemporains à contre-courant ; un dernier, aux écrivains. On commence par l’écume des choses, les émoji d’hommes enceints, les campagnes misandres de la Sécurité routière, le trouple de Geoffroy de Lagasnerie, les hommages d’Houria Bouteldja à Alain Soral, presque un musée des horreurs de l’époque. On termine par des chroniques consacrées à Georges Bernanos, Charles Péguy, Albert Camus, Philippe Muray, galerie qui constitue peut-être le panthéon personnel de la journaliste et que l’on ferait nôtre volontiers. On pourrait dire aussi que le livre s’ouvre sur les vivants, se termine par les morts, et entre les deux, se dresse une collection de mécontemporains. Pas toujours des petits jeunes qui débutent dans la vie : songeons au bal hommage rendu à Pierre Nora, pas encore 92 ans. Eugénie Bastié semble apprécier la compagnie des vieux messieurs lettrés : elle nous raconte comment le directeur de collections Gallimard la reçoit, dans son petit bureau, « table en Formica, canapé en cuir beige dont on imagine qu’il a dû accueillir les fesses des plus grands esprits ». Finalement, d’Alain Finkielkraut à Sylviane Agacinski, en passant par Michel Onfray, Hubert Védrine et même Michel Houellebecq (qui faisait dans l’Idiot international un éloge de Pif le chien communiste, au début des années 1990), les références de la journaliste du Figaro viennent plutôt de la gauche, en tout cas d’une gauche d’hier qui a fini par devenir la droite de demain sous l’effet du sinistrisme décrit par Albert Thibaudet. « Si vous êtes fidèle au logiciel de la gauche – le social, l’éducation, la nation, l’universel, la laïcité -, vous trouvez de la sympathie au Figaro mais vous vous faîtes mal voir dans Le Monde », observait Jacques Julliard, récemment décédé. Eugénie Bastié remarque le virage à droite d’une partie de l’intelligentsia, tandis que le mouvement inverse (des intellectuels de droite passés à gauche) ne s’observe guère.
On a quand même pu observer ce phénomène en politique, où un Jacques Toubon, porte-flingues réac du RPR d’autrefois, a pu devenir un défenseur tatillon des droits fondamentaux, et même, au crépuscule de sa carrière, « une icône de la gauche » ! Oui mais voilà ; la politique a des mystères que le monde des idées ne peut même pas concevoir, et permet des acrobaties encore plus grandes.
A lire aussi, dans le Figaro, la recension du livre par Élisabeth Lévy : «La Dictature des ressentis, d’Eugénie Bastié, une petite lumière dans la nuit» NDLR • |
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