Comme tous les dictateurs, Ceausescu a eu une vie rocambolesque. Dans la biographie qu’il lui consacre, Traian Sandu retrace l’ascension et le règne de cet apprenti cordonnier devenu le « génie des Carpates ». L’histoire d’une prise d’otage d’un pays et de son peuple.
Les images ont fait le tour du monde. Le 25 décembre 1989, un couple comparaît devant un tribunal populaire, quelque part en Roumanie. Un homme à cheveux blancs et sa femme, manteaux sur le dos, opposent à leurs juges une superbe arrogance. Cette parodie de procès, retransmise en quasi-direct à la télévision, est suivie de l’exécution des condamnés à mort. Les mains liées, ils sont fusillés côte à côte par un peloton ivre de rage. Ainsi finissent les Ceausescu. Avant cet emballement de l’histoire, qui mit fin à la dictature atroce de Nicolae, cet Ubu roumain galvanisé par le vampire Elena, il y a eu le fameux discours du conducator, quelques jours plus tôt, à la tribune du Comité central, interrompu par les huées de la foule. On y voit le satrape à la voix chevrotante, incrédule, tétanisé, esquisser un geste de la main.
Un régime longtemps fréquentable
Ces images célèbres éclipsent une réalité : maître de la Roumanie dès 1965, le « Génie des Carpates »resta populaire jusqu’au mitan des années 1970. Puis l’homme est demeuré longtemps encore, tant dans l’Occident capitaliste que dans les satellites en délicatesse avec l’URSS, ou même en Israël, une figure respectée. En plein Mai 68, de Gaulle ne se rend-il pas à Bucarest pour célébrer l’amitié franco- roumaine ? Un an plus tard, c’est au tour de Richard Nixon. En 1977, Nicolae Ceausescu se pose en médiateur dans le conflit israélo-palestinien. En 1984, la Roumanie participe, seule du « bloc de l’Est », aux Jeux olympiques d’été de Los Angeles. Bref, vu du dehors, ce régime de terreur a été durablement tenu pour fréquentable. À un degré d’aveuglement sidérant.
Remises en perspective, les étapes de cette extraordinaire prise d’otage d’un pays et de son peuple dans un projet de société dément sont détaillées dans Ceausescu, le dictateur ambigu, volumineuse biographie signée Traian Santu, historien français d’origine roumaine. Résistant aux douceurs de l’anecdote, l’ouvrage retrace le destin pathétique du « Danube de la pensée » dans le contexte économique, sociétal et géopolitique auquel celui-ci doit son essor, sa résilience, sa chute.
Pourquoi « ambigu » ? L’apprenti cordonnier natif, en 1918, de l’archaïque Olténie, au sud d’une Roumanie alors largement analphabète, se convertit de bonne heure au communisme. Un activisme juvénile qui lui vaut pas mal d’incarcérations. Il n’a pas 21 ans lorsqu’en 1939 il rencontre Elena, fille de paysans qu’il épouse en 1947. Embastillé pendant quasiment toute la guerre, Ceausescu fut, selon l’auteur, « relativement ignorant des événements, notamment du pacte germano-soviétique […] et jusqu’au retournement d’alliances de la Roumanie avec les Soviétiques ante portas le 23 août 1944. » Réclusion qui « le préserva des dangers de mort sur le front de l’Est et des actions terribles, notamment antisémites, auxquelles l’armée roumaine, aux côtés de son allié allemand, s’y livra. » La chute du maréchal Antonescu est l’acte de baptême de Ceausescu : comme représentant des Jeunesses communistes, il accueille les Soviétiques à Bucarest. Le culte stalinien lui servira de modèle. L’infirmité de son bégaiement ne nuit guère à son ascension au sein de l’appareil du Parti. Dès 1948, le voilà sous-secrétaire d’État à l’Agriculture – et père de son premier-né, Valentin. La collectivisation des terres fait son affaire. Deux ans plus tard, il est ministre adjoint des Forces armées. Entrisme plus épuration, voilà le secret. Poussé par son mentor, le stalinien Gheorghiu-Dej, Ceausescu sera « le grand gagnant d’une déstalinisation en trompe-l’œil ». De fait, « la consolidation de son pouvoir sur le parti combina émancipation très progressive de l’emprise soviétique, fidélité à Dej et promotion du nationalisme comme nouveau principe de légitimation ». Dans son escarcelle, l’Armée, l’Intérieur, la Justice, la Santé, la Croix-Rouge et… les Cultes !
Personnalisation délirante du pouvoir
Pas encore diabétique, l’homme a une vie réglée : sieste à midi, produits frais, pas de tabac. « Cette image de modestie intransigeante correspondait bien à son ethos de paysan parvenu, s’accrochant à l’idéologie “scientifique” du marxisme censée le légitimer. » Rigueur qui n’interdit pas au couple de bidonner ses diplômes (elle, propulsée docteur en chimie macromoléculaire ; lui, se faisant donner le bac en cadeau) tandis que le foyer s’élargit : Zoiaen 1949, Nicu en 1951. Le petit ménage fécond entame en parallèle « la construction de son aura charismatique ». La Roumanie ayant su s’épargner l’invasion soviétique, « Ceausescu put engranger à moindres frais les bénéfices de son immense popularité, intérieure et extérieure ». Dérussification culturelle, reprise du tourisme avec la RFA, yeux doux au dragon chinois, défi à Moscou, soutien des Occidentaux : l’« âge d’or » du régime sous la férule de cet « arriviste aux mœurs austères » culmine avec la critique de l’invasion de la Tchécoslovaquie, en août 1968.
Implacables, les deux dernières parties du livre décrivent le délitement de la dynamique du « national-communisme » autochtone sur fond de personnalisation délirante du pouvoir, l’emprise de la Securitate sur une population bientôt réduite à la famine pour satisfaire à l’orthodoxie du marxisme scientifique (productivisme, remboursement accéléré de la dette extérieure, mobilisation endogène et embrigadement, remodelage urbain – avec la construction pharaonique du fameux palais du Parlement, etc.). Spirale infernale que la plume un peu raide, parfois ardue (avec des mots tels « palingénésie », « encomiastique », « discrépance ») de Traian Sandu épouse au millimètre.
On ne lit pas sans quelque gourmandise perverse le chapitre consacré au clan Ceausescu – parties de chasse, frasques du fils Nicu, rituels privés, régime alimentaire, économie familiale… Le cauchemar roumain connut un réveil difficile. Au point qu’aujourd’hui, certains, en Roumanie, ont la nostalgie de l’ère Ceausescu : la mémoire historique est oublieuse.
À lire
Traian Sandu, Ceausescu, le dictateur ambigu, Perrin. En librairie à partir du 14 septembre 2023. (Du même auteur, également chez Perrin : Histoire de la Roumanie et Un fascisme roumain.)