Michel Field est journaliste, romancier et animateur de radio et de télévision. Son dernier livre, Le Soldeur, vient de paraître chez Julliard.
Causeur. Le héros de votre roman, Le Soldeur, se débarrasse de ses livres. Est-ce un acte d’émancipation ou un suicide ?
Michel Field. C’est la question que pose mon livre : une bibliothèque constitue-t-elle le plus fidèle miroir d’une vie, ou un poids dont il faut parvenir à se délester ? Est-elle une constante invitation aux voyages, ou une muraille qui finit par nous emprisonner ?
« Le passé n’est jamais mort, il n’est jamais passé », écrit Faulkner. Aucune citation ne s’applique mieux à une bibliothèque constituée au fil des ans. Le narrateur du Soldeur s’interroge : comment classer les livres ? Par « genres » ? Par ordre alphabétique, chronologique, thématique, aléatoire ? Il y répond par la plus belle des idées : la bibliothèque idéale serait celle qui accueillerait les livres dans leur ordre d’apparition dans nos vies.
Ces questions hantent tout philosophe ou tout écrivain : pour pouvoir écrire, il faut avoir beaucoup lu et beaucoup appris. Mais il faut aussi savoir oublier tout ce qu’on a lu et appris.[access capability= »lire_inedits »]
Vos recommandations valent pour un homme de 60 ans. Conseilleriez-vous également à un lycéen de se détourner du passé en se passant de bibliothèque ?
Il ne faut pas confondre l’encouragement au plaisir de lire avec l’injonction de constituer une bibliothèque. La jeune héroïne du Soldeur affirme qu’on peut comparer une bibliothèque aux volumes soigneusement rangés à un funérarium. Elle pointe du doigt l’ambivalence d’une bibliothèque : appel à la vie et au sens (et au sens de la vie ?), mais aussi mausolée et cimetière des illusions perdues. Comme elle ne veut rien conserver, cette jeune femme donne le livre qu’elle a aimé pour le faire circuler, ce qui est aussi une manière de transmettre ! Le désir de garder les livres ou de les accumuler est très mystérieux : leur permanence et leur proximité nous rassurent, alors que nous pouvons ne jamais retourner vers eux. La bibliothèque, c’est aussi la peur du temps qui passe, l’illusion qu’on pourrait immobiliser l’instant de la lecture et le rendre permanent. Jamais je ne dirai à un jeune de constituer ou de ne pas constituer une bibliothèque. En revanche, je lui dirai de lire, lire et lire encore.
Une bibliothèque, ce ne sont pas seulement des livres posés sur des étagères. L’accumulation de nos lectures passées, présentes et futures construit une chaîne de transmission entre les générations. Mais, pour l’admettre, encore faut-il reconnaître l’autorité de nos aînés…
La transmission est en effet le thème majeur de ce roman. Mais elle n’est pas nécessairement à sens unique ! Je sais qu’à Causeur, vous n’aimez pas trop la belle formule, provocante à souhait, de Michel Serres, quand il dit en substance que si, dans le domaine du savoir, la transmission se fait du père au fils, dans les domaines de la technologie, elle se fait du fils au père. Regardez un adulte qui s’empare pour la première fois d’un objet high tech. Il va s’enfoncer dans la lecture du mode d’emploi, tétanisé, avant d’oser appuyer sur la moindre touche ! En l’occurrence, son « savoir » devient ici un obstacle. L’enfant va expérimenter à l’aveugle, sans crainte de se tromper, et va peu à peu rectifier sa pratique, illustrant ce que Bachelard disait de la vérité scientifique : un long processus d’erreurs rectifiées. Et dans le domaine du savoir lui-même, les voies de la transmission sont variées. Un maître peut évidemment jouer un grand rôle, mais ce n’est pas toujours nécessaire. (J’attends le déluge de réactions indignées de vos lecteurs !)
Et les nôtres ! Nul ne conteste le droit des enfants à transmettre certaines compétences à leurs parents. Mais cela ne change rien à la crise de la transmission « traditionnelle », des adultes vers les jeunes. Au fond, n’est-ce pas là ce qui vous sépare d’Alain Finkielkraut, indécrottablement pessimiste à vos yeux ?
L’affectueuse divergence que j’éprouve avec Alain Finkielkraut depuis sa Défaite de la pensée (1987, ça ne date donc pas d’hier !) tient au systématisme de sa posture : reconstruction mythique d’un passé et vision d’un présent qui n’est que déperdition et perte. Une métaphysique de chute. Chaque génération a le sentiment que celle qui la suit brade son savoir, son capital culturel. Et c’est sans doute vrai ! L’élève de khâgne que j’ai pu être ne savait déjà plus parler le grec ancien comme son professeur (le génial Gorini Condorcet !). Les livres d’histoire de l’éducation sont remplis de cris d’alarme d’instituteurs de la fin du XIXe siècle qui se lamentent (déjà !) sur la baisse du niveau, la perte des acquis fondamentaux ou des règles de civilité.
C’est peut-être monotone ou déprimant, mais c’est la vérité : le niveau baisse !
Peut-être, mais de chaque génération émergent aussi de nouveaux savoirs, des domaines inédits de création ou d’expression, de nouveaux langages. Pourquoi ne pas penser cette contradiction féconde plutôt que mortifère ? Pourquoi faire porter aux jeunes gens le poids de ce pessimisme ombrageux au lieu de les accompagner dans leur découverte, accepter d’apprendre d’eux ? Quand ils voudront en savoir plus, ils se tourneront forcément vers nous, un moment, comme nous l’avons fait avec nos aînés. Au fond, si je voulais répondre par une boutade, je dirais que, moi aussi, j’ai tendance à la nostalgie, c’est une question d’âge ! Par exemple j’ai la nostalgie de l’apparition sur la scène éditoriale, joyeuse et subversive, d’un certain Alain Finkielkraut (avec Pascal Bruckner) et de son Nouveau Désordre amoureux (1977 !!!!!). Alors oui, là, j’approuve : c’était vraiment mieux avant ![/access]
*Photo:VARLEY/SIPAUSA/SIPA.SIPAUSA30084062_000002
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