Chirurgien urologue depuis 18 ans à la clinique Ambroise Paré de Toulouse, Dr Dupuy va devoir remballer ses outils et en partir. Le médecin attribue la décision de son employeur, non pas à son travail, mais à son dernier roman.
En plus d’être chirurgien urologue dans une clinique de Toulouse, Denis Dupuy s’adonne depuis quelques années à l’écriture. Il débute en 2017 par une autobiographie romancée relatant une jeunesse chaotique marquée par la toxicomanie et les voyages initiatiques en Asie, jusqu’à ses études de médecine dans Morphine, bistouri et autres emmerdements (éditions Le Faucon d’Or). La notabilité provinciale due à sa profession dans une clinique réputée ne range pas le praticien qui dit exercer une médecine engagée, notamment sans dépassement d’honoraires, et continue d’écrire… Dans ses romans suivants : Tumulte et submersions en 2019 (éditions Les Presses Littéraires) et Le bien, le mal, et l’ordinaire en 2021 (éditions Annick Jubien), on peut suivre son double fictif : le docteur Trente-Trois, avec comme toile de fond le milieu médical de l’auteur. L’écriture de Denis Dupuy semble très inspirée par une acrimonie toute célinienne. Il a d’ailleurs choisi une photographie du docteur Louis Ferdinand Destouches pour illustrer son dernier roman publié en autoédition cet été 2023 avec le titre très provocateur de BAGATELLES. Ou combien j’emm… mes contemporains.
La liberté de l’écrivain est-elle vraiment totale ?
Dans cet ouvrage le docteur Trente-Trois échange avec l’auteur du célèbre pamphlet antisémite de Bagatelles pour un massacre. Denis Dupuy indique que dans ces échanges fantasmés, si son personnage et Céline s’opposent sur des thèmes comme le racisme, ils se retrouvent dans la contestation des dérives actuelles de la société en matière de théorie du genre, de wokisme, d’écologisme… Mais voilà que Denis Dupuy est licencié de la clinique reprise par un important groupe se présentant comme « leader de l’hospitalisation privée en France », et que l’auteur impute la raison de son renvoi à la publication de son dernier roman… Par exemple, une scène particulièrement crue voire pornographique d’ébats entre un directeur de clinique et un syndicaliste, aurait pu froisser les personnes réelles qui s’y reconnaîtraient…
A lire aussi, François Kasbi: Frédéric Beigbeder: Écrire les écrivains
Il existe tout un courant partisan de la liberté totale de l’écrivain en matière d’emprunts dans la vie réelle. Ainsi, il ne devrait y avoir aucune requalification de l’œuvre littéraire dès qu’on présente un écrit comme « roman » au nom de la liberté de création. Comme le rappelle Emmanuel Pierrat en 2020 dans L’auteur, ses droits et ses devoirs (Gallimard), même si le juge a parfois admis et mis en valeur le « caractère fictif que confère à toute œuvre d’art sa dimension esthétique », l’identification de personnages réels est soumise à certaines limites juridiques afin d’éviter des dérives en matière de respect de la vie privée et d’interdiction de diffamer : « La publication d’un texte litigieux sous le label « roman » n’atténue en effet que très faiblement la responsabilité de l’auteur et de son éditeur si le texte fait référence à des situations ou des personnes réelles ». Trouver un juste milieu entre la liberté de création de l’auteur et le respect de l’intimité et de la réputation des personnes inspirant les personnages d’un roman n’est évidemment pas aisé pour la justice… Mais cela ne l’est pas non plus pour l’auteur qui use souvent de subterfuges pour emprunter au réel sans qu’il soit trop identifiable et contestable devant un tribunal… C’est la solution – aussi ancienne qu’est l’écriture – du roman à clés, c’est-à-dire une écriture de connivence en direction d’un public informé des références implicites permettant d’identifier des personnes réelles sans les nommer. Même si bien entendu la sanction d’un écrit litigieux est moindre qu’à une époque soumise à la censure religieuse ou à celle d’un pouvoir politique autoritaire, la peur judiciaire demeure pour l’auteur qui va le plus souvent nier procéder à l’écriture d’un roman à clés et plutôt jouer la carte de la simple coïncidence. C’est d’ailleurs ce que fait le docteur Denis Dupuy répondant à un journaliste de France3: « C’est grotesque. Tout est fictif. Rien n’est réel, aucun personnage ne correspond à la réalité. Je l’ai dit, je l’ai écrit. Ce n’est pas de ma faute si le Directeur se reconnaît dans ce personnage, qui je le redis, est fictif ».
Beigbeder appelé à la barre
C’est peut-être vrai et il ne s’agit alors que d’une simple inspiration du réel ou d’une malencontreuse coïncidence faisant que l’auteur dépeint comme il dit : « une clinique caricaturale, corrompue, des dirigeants et des médecins frappadingues, bref une farce ». D’ailleurs, la direction de la clinique indique également que le renvoi du médecin n’a rien à voir avec ce roman…
A lire ensuite, Philippe Bilger: « Le Procès Goldman », un film remarquable
Pourtant, Denis Dupuy – en tant qu’auteur – devrait écouter le conseil déculpabilisant de Frédéric Beigbeder qui prône depuis longtemps la défense d’une écriture réaliste : « La littérature contemporaine cite beaucoup de noms réels pour s’épargner des descriptions fastidieuses. C’est un gain de temps. Les marques déposées et les personnalités publiques ont fait irruption dans notre champ visuel ; un romancier réaliste ne fait que « rendre compte » du monde qui l’entoure. Un écrivain c’est comme une caméra, mieux vaut le fuir si on ne veut pas s’exposer ». D’un point de vue juridique, Denis Dupuy – en tant que médecin salarié licencié – devrait également regarder du côté de Frédéric Beigbeder qui a fait condamner l’agence publicitaire l’ayant licencié pour faute grave à la sortie en 2000 de son livre 99 Francs dénonçant le milieu professionnel où il exerçait… Une jurisprudence de la liberté littéraire à ne pas oublier !
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !