Pour évoquer l’homme moderne, et raviver un peu l’art du pastiche cher à Proust, notre chroniqueur a choisi une fois encore de s’inspirer de cet écrivain auvergnat qui éleva la chronique journalistique au rang d’absolu littéraire. Desproges, qui savait ce qu’il lui devait, admirait cet « homme fort cultivé, d’une prose infiniment élégante, d’un humour plus subtil, plus tendre et plus désespéré qu’un la mineur dans un rondo de Satie ». Nous laissons les lecteurs deviner son nom. Un indice : ses amis disaient de lui qu’il était au moins aussi irréfutable que l’éléphant…
Datation de l’homme. – Datation approximative de l’homme moderne. – Irréfutabilité de ce dernier. – Preuve de celle-ci. – Ce qu’en pensent les sociologues. – Et les anthropologues. – Explication possible de l’apparition relativement tardive de l’homme moderne. – Confirmation artistique de l’irréfutable modernité de notre époque. – À l’Opéra Bastille, précisément. – Motivations de l’homme moderne. – À propos d’un livre dit de développement personnel. – Méthodologie subséquente. – Recommandations alimentaires. – Conseils pour bien se tenir à table. – Considérations consécutives. – Sur une regrettable pratique remontant à la plus haute Antiquité. – Conclusion et grandeur sous-jacente de mon tonton Raymond.
On considère en général que l’homme remonte aux temps les plus anciens. L’homme moderne, quant à lui, date d’une époque que les historiens situent aux alentours de 1789. Ou 1870. Ou 1981. Ils le représentent en pantalon court, avec un bonnet phrygien sur une belle tête de meurtrier. Ou en pantalon long, avec un képi rouge sur une belle tête de vaincu. Ou en costume du dimanche, en train de voter dans un joli bourg du Morvan avec une belle de tête de vainqueur. Céline dit l’avoir vu pour la première fois en 1900, à l’Exposition universelle, sur le « trottoir roulant qui grinçait jusqu’à la galerie des machines ». Jean-René Ksaafer, historien et professeur émérite de l’Université de Poiseux, considère de son côté qu’il est impossible de dater précisément l’apparition de l’homme moderne. Prudent, il propose ce qu’il appelle un « intervalle de probabilité » – soit, entre 1095 (Première Croisade autorisée par le pape Urbain II) et 1944 (Première apparition du mot « vegan » créé par l’Anglais Donald Watson). Comme dit mon tonton Raymond, ça laisse de la marge. Quoi qu’il en soit, il est désormais évident pour tous que nous vivons une époque dans laquelle l’homme moderne est irréfutable. On le reconnaît aisément dans la rue à sa démarche saccadée et contrariée par le fait qu’il ne regarde jamais où il va, tout occupé qu’il est à vérifier son chemin sur son téléphone portable. L’objet portatif est en soi une preuve éminente de la modernité de l’homme moderne. Celui-ci ne s’en sépare jamais. Il le compulse sans cesse. Dans le métro, au lit, dans les toilettes, à table. Il y apprend des choses surprenantes sur lui-même, qui l’enthousiasment ou le déconcertent, selon qu’il s’y reconnait ou pas. Car il n’est sûr de rien. Circonspect, il s’interroge. Philosophe, il s’étudie. Il rechigne à penser qu’il est cet individu perdu dans des villes hostiles à force de rues de la Gare, d’avenues du Général de Gaulle et d’impasses du Moulin éparpillées au petit bonheur la chance. Il éprouve malgré lui de la compassion pour ce bipède hypnotisé par un appareil ayant le pouvoir de lui indiquer simultanément sa route, le relevé exact de son compte en banque, le temps qu’il va faire demain et le montant faramineux de sa dernière facture d’électricité. Les sociologues voient dans cette propension à la réflexion introspective une caractéristique de l’homme moderne. Ce dernier se distinguerait de son prédécesseur par une vivacité d’esprit supérieure lui permettant de se poser mille questions sur son existence en même temps que sur celles des palourdes, des huitres et des bulots qu’il dispose, à la Noël, sur un grand plat en porcelaine avec de jolis motifs maritimes qui lui rappellent d’anciennes vacances en Bretagne. Des anthropologues affirment que l’homme d’avant l’homme moderne ne possédait pas les qualités irréfutables de ce dernier. Il faisait les choses plus lentement et les unes après les autres. Il prenait un peu trop son temps, disent-ils. Temps qu’il passait à flâner, courir les jupons, fumer sans modération, manger gras et boire sec. Maupassant l’évoque dans ses nouvelles, Zola dans ses Rougon-Macquart, chacun à sa manière. De plus, à la recherche de la rue de la Paix ou du bureau de poste le plus proche, l’homme s’est acharné pendant des siècles à user d’une méthode archaïque et souvent infructueuse, à savoir demander son chemin à un passant – ceci pourrait expliquer l’apparition relativement tardive de l’homme moderne, selon des chercheurs de l’Université de Bâle.
Rien ne l’arrête
Il y a quelques mois, nous avons eu confirmation de l’irréfutable modernité de notre époque. Cette fois dans le domaine de l’art. Plus précisément à l’Opéra Bastille. Grâce à une femme moderne, Mme Lydia Steier, qui est aussi une artiste. De nationalité américaine, cette metteuse en scène a modernisé Salomé, l’opéra de Richard Strauss. Selon elle, il en avait bien besoin. Cet opéra manquait de fellations et de sodomies – Mme Steier a pourvu à cette absence. Il ne comportait pas non plus de scènes de masturbation ou de viol collectif – Mme Steier a réparé cette erreur. L’Opéra de Paris a tenu à prévenir : « Certaines scènes présentant un caractère violent et/ou sexuel explicite peuvent heurter la sensibilité d’un public non averti. » Ce n’était qu’une sournoiserie publicitaire, une manière comme une autre d’attirer le chaland. Car l’homme moderne ne se sent plus d’aller à des spectacles uniquement pour leur beauté formelle ; il a lu dans Le Monde que seuls de vieux barbons réactionnaires appréciaient encore ce genre de simagrées. Il lui faut d’autres motivations. Des motivations modernes. Aussi modernes que lui, voire un peu plus. Car s’il est persuadé qu’il n’est plus ce petit-bourgeois rétrograde et antique qui entravait la marche du monde vers un avenir fatalement radieux, il peine encore à croire totalement qu’il est l’homme de demain – celui dont les publicités disent qu’à l’instar du progrès rien ne peut l’arrêter.
A lire aussi, Martin Pimentel: Art-naque
C’est dans cet état d’esprit que l’homme moderne, au sortir de l’opéra, prend le métro à Bastille, un livre à la main. C’est un livre dit de développement personnel. On en édite de plus en plus. Les libraires en ont plein leurs bras et leurs rayons : Psychologie, Coaching, Méditation, Etc. Un psychiatre converti au bouddhisme en fait la publicité à la radio. Des journaux en parlent. Tous conseillent la lecture de ces « livres courts et accessibles » qui « enchanteront notre quotidien » en nous aidant à « trouver la clé du bonheur » et à « vivre en pleine conscience ». Ça donne envie d’y aller voir. D’ailleurs, on y va – ça se vend comme des petits pains. Car, s’il n’a pas oublié le plus célèbre des préceptes socratiques, l’homme moderne connaît également ses limites. Il ne conçoit pas de s’expertiser sans l’aide de quelques spécialistes en introspection, en exploration, en observation pointilleuse de cet être incertain qui lui ressemble comme un frère. M. R., auto-proclamé coach de vie et auteur d’un de ces ouvrages, avertit : si l’homme moderne veut apprendre à se connaître, surmonter sereinement les difficultés, atteindre le bien-être et accéder finalement au bonheur en faisant la nique à son voisin, il lui faudra suivre une méthodologie précise incluant des exercices physiques, spirituels et intellectuels. En toute humilité, M. R. propose la sienne. Respiration périnéale, méditation trotsko-chamanique et approche herméneutique du dernier livre d’Annie Ernaux [1] forment l’ossature de son programme. L’auteur recommande également une alimentation spécifique permettant, écrit-il, de « retrouver le chemin de la paix intérieure ». Le topinambour, l’endive et le quinoa sont fortement conseillés. Le tofu est recommandé, en particulier le “tofu puant”, dont l’odeur proche de celle de l’époisses éclipsera avantageusement la fadeur acide du quinoa ou celle, amère, de l’endive. La cuisse de canard et ses pommes de terre salardaises sont en revanche fermement contre-indiquées. Le coq au vin, le cassoulet et le bœuf bourguignon sont à proscrire absolument. On peut à la rigueur se rabattre sur un râble de lapin, concède M. R., mais on évitera alors la sauce à la crème et aux morilles dans laquelle il barbotait joyeusement quelques minutes auparavant. À table, l’auteur préconise de se tenir droit. D’inspirer par le nez en contractant le périnée et d’expirer par la bouche en relâchant le diaphragme. De mastiquer longuement afin d’obtenir un sentiment de satiété, de muscler la mâchoire et d’éviter la démence sénile. De ne pas mettre ses coudes sur la table, de finir son assiette et d’écarter d’un revers de la main les miettes de pain et les pensées suicidaires. Car malgré tout, malgré le progrès ne reculant devant rien et les innombrables ouvrages montrant le chemin vers la sagesse, la parfaite connaissance de soi et la diététique eupeptique, l’homme moderne a encore trop souvent des idées noires, des aigreurs ulcéreuses et des pensées morbides – un ultime rappel du fisc, une énième allocution du président de la République, un SMS de sa femme lui annonçant qu’elle le quitte pour sa cousine Charlotte, un autre de sa fille lui apprenant qu’elle est pansexuelle, un billet du loto infructueux ou un diagnostic incertain du cancérologue, et le voilà au bord de l’abîme, en haut de la Tour Eiffel ou au sommet du rocher de Monaco d’où il se précipite la tête la première. On retrouve alors son corps, fracassé, sur le Champ de Mars, un matin d’avril ; ou sur le rivage d’une mer insouciante, un soir d’automne. On voit par-là que l’homme, même moderne, n’a pas su s’affranchir de certaines pratiques funestes remontant à la plus haute Antiquité. C’est bien triste. C’est un des mystères du XXIe siècle. Il y en a d’autres, dont il faudra bien parler un jour ou l’autre. « En attendant, c’est l’heure de l’apéro », ordonne mon tonton Raymond qui a des horaires stricts, un bar rempli d’à peu près tous les alcools possibles, un régime alimentaire bismarckien et un seul livre de chevet, un recueil de chroniques auvergnates et irréfutables qui firent le bonheur des lecteurs de La Montagne dans les temps anciens. Ai-je besoin de dire que je le lui emprunte régulièrement ?
[1] D’aucuns jugeront probablement audacieuse la proposition de M. R. concernant une « approche herméneutique » de l’opuscule du prix Nobel de littérature (il s’agirait de ne pas l’oublier !) intitulé Le jeune homme, sans doute les mêmes qui le qualifièrent de « récit anémique à la prose atrophiée », de « vide admirablement mis en valeur par une langue desséchée », de « pet littéraire ». Pourtant, à propos du même livre, lors de l’émission culturelle “Le Masque et la Plume” sur France Inter, la fine fleur de la critique littéraire n’a pas tari d’éloges : Olivia de Lamberterie, rédactrice en chef du magazine Elle, a estimé que ce livre est « comme une perle précieuse qu’on trouve et qu’on a envie de rajouter dans la malle aux trésors qu’on a d’Annie Ernaux » ; le journaliste et militant d’extrême gauche Arnaud Viviant a salué « une écrivaine éminemment politique » ; Nelly Kapriélian, critique des Inrocks, a affirmé que « ce roman démontre combien l’auteure a révolutionné la littérature » ; Elisabeth Philippe, de L’Obs, a applaudi un « roman proustien », une « vraie réflexion sur l’écriture ». Ajoutons que, dans la revue Marie Claire, l’actrice et dramaturge Lætitia Dosch a poussé encore plus loin le bouchon et l’analyse : « Ce n’est pas souvent qu’on montre ainsi une femme ménopausée, alors que c’est un geste politique hyper moderne ! » On voit par-là que M. R. n’a rien inventé et que son « approche herméneutique » n’est pas aussi aberrante qu’il aurait pu sembler de prime abord puisqu’elle repose sur un corpus déjà amplement étayé par le gratin du monde de la culture moderne.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !