Dans une note pour l’Institut Montaigne parue à la rentrée, le directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique tente d’établir un diagnostic « neutre » sur la croissance démographique française. Le résultat est moins anodin qu’attendu. Son analyse balaie plusieurs arguments des sans-frontiéristes. Nous l’avons rencontré pour un grand entretien.
Il faut reconnaître à Bruno Tertrais un certain courage parmi les experts en démographie. Pas question pour lui de refuser de voir le changement en cours dans la composition de notre population. Pas question non plus de relayer la légende dorée d’une immigration qui, telle une divine surprise, doperait formidablement notre économie et sauverait notre système social.« Refuser totalement l’immigration, c’est programmer notre disparition à échéance », tempère-t-il toutefois, sur la foi d’un impeccable travail de compilation de chiffres. On pourra rester sur sa faim, et regretter que l’ancien conseiller de François Bayrou au Commissariat au plan ne prenne pas davantage position dans un débat aux enjeux si vitaux. Reste que dans ses analyses, l’auteur du Choc démographique (Odile Jacob, 2020) pulvérise, l’air de rien, quelques-uns des arguments les plus consternants du sans-frontiérisme.
Causeur. Vous êtes l’un des rares chercheurs à travailler aussi bien sur la géopolitique que sur la démographie. Pourquoi ce grand écart ?
Bruno Tertrais. Quand on étudie les relations internationales, il me semble assez naturel de se pencher sur les données chiffrées relatives aux populations, qui forment selon moi, avec l’histoire et la géographie, l’un des trois socles de la science géopolitique. Mais vous avez raison, peu de mes collègues partagent avec moi cet intérêt pour la démographie. Ce qui est fort dommage du reste.
Pourquoi faire paraître maintenant une note sur la démographie ?
Parce que l’Institut Montaigne souhaitait publier des notes de cadrage sur les grands débats publics contemporains, en donnant carte blanche à des experts. C’est moi qui leur ai proposé de plancher sur la démographie, non seulement parce que je savais, comme tout le monde, qu’une loi immigration était dans les tuyaux, mais aussi parce que j’avais trouvé que les statistiques démographiques françaises de 2022 n’avaient pas eu l’écho médiatique mérité. Or les chiffres de la natalité, qui ont été publiés avant l’été, sont cruciaux. Ils montrent que la France ne peut plus se reposer sur ses lauriers anciens pour assurer le maintien de sa population. Alors que dans le même temps la mortalité est en hausse, car les générations du baby-boom commencent à disparaître.
Vous faites allusion au fait que nous n’avions jamais connu un solde naturel (à savoir la différence entre l’ensemble des naissances et des décès dans l’année) aussi bas depuis la Seconde Guerre mondiale. Or, selon vous, « l’immigration a compté pour près des trois quarts de l’accroissement de la population ».
Oui, et je tiens à dire que je ne mets pas ces données en exergue pour plaire aux patrons qui voudraient faire venir davantage de travailleurs immigrés dans notre pays. Ni pour flatter les rêves de « créolisation » de Jean-Luc Mélenchon. Mon unique ambition est d’énoncer une projection, aussi étayée que possible, qui est la suivante : si l’on veut conserver, à brève et moyenne échéance, la population active à son niveau actuel, on n’a pas d’autre choix que l’immigration, car on ne redressera pas la natalité en quelques années. Ensuite, je ne dis pas qu’il faut forcément éviter le déclin démographique. C’est là un choix politique, qui n’est pas mon objet.
Mais dans votre note, n’établissez-vous pas une corrélation entre croissance démographique et croissance économique ?
Il y a un fait incontestable : il n’existe pas un pays au monde qui, sur le long terme, ait conjointement connu une chute de sa population et un enrichissement économique. À quoi j’ajoute, pour revenir à ma spécialité qui est la géopolitique, que toutes les grandes puissances, mais aussi les moyennes puissances comme la France, ne peuvent maintenir leur rang sans faire preuve de dynamisme démographique.
À l’heure de la robotique, de l’intelligence artificielle, de l’économie de la connaissance, ces vérités ne risquent-elles pas d’être remises en cause ? Je pense à des pays comme le Japon ou la Corée du Sud. Cela fait des décennies qu’on y fait moins de deux enfants par femme et qu’ils refusentd’être des terres d’immigration. Pourtant leur PIB continue de progresser et leur IDH (indice de développement humain) reste supérieur au nôtre. Pourquoi ne pas choisir un tel scénario pour la France ?
Vous savez, ce n’est pas forcément par choix que les Japonais et les Coréens se retrouvent dans une telle situation ! Mais je vais répondre à votre question. En vous faisant remarquer que nous n’avons pas les mêmes ressources que les Japonais et les Coréens pour limiter les effets négatifs d’une crise démographique. Tout d’abord, ils ont une espérance de vie plus élevée que la nôtre. Et puis ils travaillent plus longtemps : la moitié des Japonais âgés de 65 à 70 ans sont encore en activité. Il y a même un débat là-bas sur le report de l’âge de la retraite à 70 ans. Pas sûr que nous soyons en France disposés à fournir les mêmes efforts. Enfin, je note que le Japon a décidé depuis quelques années d’accroître l’immigration de travail dans le pays.
Les Français sont peut-être prêts, pour protéger leur identité, à une forme de déclassement mondial, de décroissance…
À terme, ce serait suicidaire. Si l’on prolonge les courbes, autrement dit si les conditions ne changent pas, le dernier Coréen disparaîtra en 2750, et le dernier Japonais en 3011… Je n’interdis à personne de préférer pour notre pays une perspective comme celle-là, qui induit notamment de passer à une économie beaucoup plus robotisée. Je dis juste que refuser totalement l’immigration, c’est programmer notre disparition à échéance.
Quelles sont les raisons de la dégradation récente de notre natalité ? Est-ce à cause d’une politique familiale moins volontariste, notamment depuis le mandat de François Hollande, qui a abaissé le plafond du quotient familial ?
La tendance baissière est plus ancienne que cela, et on ne constate pas dans les chiffres une aggravation notable à partir de 2012. Je ne vous dirai pas que les mesures de François Hollande ont aidé à redresser la courbe, bien sûr. Mais en réalité, les effets de politiques sont rarement déterminants dans ce domaine. Prenez l’exemple de la Chine et du contrôle des naissances qui y a été appliqué entre 1979 et 2015, la « politique de l’enfant unique ». Quand on regarde les graphes, on se rend compte que cela a eu assez peu d’importance en fin de compte. Notez enfin que la tendance à la baisse est générale en Europe, et que la France n’est pas dans la plus mauvaise des situations au regard de nos voisins. La fécondité sur le continent en 2022, c’est 1,5 enfant par femme. Avec la Roumanie, notre pays a été le « moins pire » du lot, puisqu’on y dénombre 1,8 enfant par femme.
Une autre donnée que vous mettez en avant est le fait que nous ayons passé récemment le cap symbolique des 10 % d’étrangers en France…
Je m’empresse de commencer par cet avertissement d’usage : il ne faut pas confondre d’une part la population étrangère, c’est-à-dire l’ensemble de personnes n’ayant pas la nationalité française qui habitent en France, et d’autre part la population immigrée, qui inclut, en plus desdits étrangers, tous les citoyens français nés étrangers à l’étranger, mais naturalisés depuis leur arrivée sur notre territoire. Bref, nous n’avons donc jamais eu autant d’étrangers sur notre sol depuis le Second Empire.
Cela est-il vrai aussi pour les immigrés ?
Absolument, nous avons également battu tous les records historiques de présence immigrée dans notre pays. À quoi on peut rajouter que la France n’a jamais autant compté de personnes nées en Afrique et de personnes d’origine africaine, alors qu’il y a quarante ans l’immigration était essentiellement européenne. Ce sont là autant de constats que je dresse sans jugement de valeur. Mais qui ajournent une certitude pourtant encore très présente dans l’esprit de nos dirigeants, selon laquelle la France serait un pays pourvu d’une fécondité endogène exceptionnelle pour un pays riche : cela est de moins en moins vrai.
Pour autant, on tombe un peu facilement dans le travers consistant à dire que la démographie africaine crée mécaniquement un risque de submersion migratoire. Je réfute les propos alarmistes de ceux qui, légitimement impressionnés par des événements comme, par exemple, l’arrivée il y a encore quelques jours de 6 000 migrants d’un coup à Lampedusa, disent que nous allons être engloutis. On peut certes prévoir dans les trente ans qui viennent un doublement du flux migratoire d’Afrique vers l’Europe, mais on ne peut pas pour autant parler de « ruée », comme le dit Stephen Smith. D’autant plus que ce flux finira par se tarir.
Comment cela ?
La courbe de la fécondité africaine est en train de se tasser plus vite que prévu, notamment parce que l’urbanisation et le développement progressent dans de nombreux pays. Dans un premier temps, cela enrichit les candidats à l’émigration, et quitter le continent devient plus facile. Mais dans un deuxième temps, l’accession à un revenu plus important limite la propension migratoire. Si bien que sa population devrait bientôt être moins tentée par l’exil, de la même manière que les Italiens et les Polonais, qui affluaient en masse chez nous voilà un siècle, n’émigrent plus tellement vers la France à présent.
Quel est votre sentiment personnel par rapport à ce choc démographique ?
Mon sentiment, c’est qu’il faut autant que possible laisser les sentiments au vestiaire si l’on veut faire de l’action politique efficace. Bien sûr, il faut tenir compte du ressenti de nos concitoyens. Mais j’essaie de me hisser sur une ligne de crête, de rester à l’écart de trois types de discours : d’abord, le discours des idéologues du métissage, qui voient dans l’immigration un phénomène salvateur par définition ; ensuite le discours des xénophobes, pour qui l’étranger est la source de tous nos problèmes ; et enfin, non moins pernicieux, le discours selon lequel l’immigration serait un fait qui ne se discute pas, et sur lequel il serait vain de chercher à avoir prise. Discours qui consiste en somme à répudier l’action politique, ce que je ne peux me résoudre à accepter.
Mais alors, quelle politique prônez-vous ?
Je ne vous dirai pas le fond de ma pensée en tant que citoyen, car ce n’est pas pertinent ici. Mais en tant qu’analyste, je dirais que le débat ne devrait pas se focaliser sur les batailles de chiffres quant au coût supposé de l’immigration. Ma conclusion est que l’immigration est bien davantage une question culturelle et sociétale qu’une question économique. Certes il y a des problématiques sectorielles et techniques comme les fameux « métiers en tension », pour lesquels le gouvernement envisage d’importer ou de régulariser de la main-d’œuvre spécifique. Mais dans ma note, je montre que si l’on regarde l’économie de manière plus globale, toutes les études sérieuses indiquent que le niveau d’ouverture d’un pays à l’immigration, qu’il soit élevé ou faible, n’a que peu conséquences sur le PIB. La question devrait donc être : voulons-nous encore exister dans cent ans, et quelle France voulons-nous être, que ce soit numériquement et culturellement. En distinguant quatre types d’immigration : étudiante, économique, familiale et humanitaire. À quoi s’ajoute bien sûr l’immigration illégale, qui s’insère clandestinement dans les trois derniers compartiments.
Quel accueil a reçu votre note ?
C’est essentiellement des lecteurs que je qualifierais de « souverainistes » qui l’ont commentée et critiquée. Souvent en me soupçonnant, à tort et avec plus ou moins de bonne foi, d’être un auteur stipendié par le grand capital pour vendre au milieu politico-médiatique l’ouverture en grand des frontières. Alors que je ne défends en réalité qu’une seule idée : la prise de conscience des enjeux. Ce qui me conduit à préconiser une véritable « politique démographique » dans notre pays ; qui prendrait en compte à la fois la question de l’immigration et celle de la natalité.