Il y a un peu plus de dix ans, Régis Debray prononçait un discours à Tokyo consacré aux frontières et à l’art de chaque peuple d’en construire. Il en tira un livre court mais particulièrement dense qu’il est urgent de lire ou de relire. Pour la force des raisonnements, et pour la beauté du style. De première nécessité !
« Une idée bête enchante l’Occident : l’humanité, qui va mal, ira mieux sans frontières. » Ainsi commence Éloge des frontières, livre de Régis Debray, tiré d’une conférence qu’il donna au Japon en 2010. Au début était la séparation. La Genèse raconte la création du monde comme autant de séparations entre ciel et terre, luminaire de jour et luminaire de nuit… Jusqu’à la peau qui enveloppe Adam et Eve une fois le fruit de la connaissance consommé et qui se dit, du reste, en hébreu, « tuniques de peau ». Il faut croire qu’avant ces deux-là étaient confondus. « Le bon dieu disjoint le conjoint. Sans ce coup de force, diabolique (en grec : diviseur ), pas d’accès au symbolique. C’est dire si la limite, épidermique ou frontalière est nécessaire. La plupart des peuples – je parle de ceux qui gardent leur âme ou leur mordant, c’est la même chose – entretiennent avec leurs limites un rapport émotionnel et quasiment sacré. »
Les frontières enchantent le monde
Et Régis Debray de nous rappeler que le sacré, c’est du solide qui s’oppose à l’ineffable gazeux du sans-frontiérisme, le sans-frontiérisme se dissolvant dans le magma de la « Ville-Monde ». Et de citer tous les éléments architecturaux qui le prouvent : enceintes, remparts, cloîtres etc. Et surtout, que le meilleur moyen de faire la paix entre deux pays, c’est encore de se mettre d’accord sur une frontière. Le conflit israélo-palestinien et la guerre en Ukraine l’illustrent parfaitement.
Ironie de l’histoire : le « ludion désancré » ne veut plus de démarcation ? Il aura la ségrégation en retour. Entre gated communities et bidonvilles. Ou entre les gens de Neuilly et ceux d’Aubervilliers. Sans compter que le post-moderne qui a perdu ses repères depuis belle-lurette se trouva fort dépourvu lorsque l’hiver de l’histoire fut venu ; aussi n’en finit-il pas de remonter le temps afin de se ressourcer. Jamais la passion des origines n’aura connu pareil succès. Le « déboussolé hypermnésique » creuse comme une taupe son passé. Quant au peuple et à ce qui le fonde, Régis Debray leur consacre des passages magnifiques : « Sont demandées une légende et une carte. Des ancêtres et des ennemis (…) des contours et des conteurs ». Et de souligner « la misère mythologique de l’éphémère Union européenne. L’Europe a manqué prendre forme ; ne s’incarnant dans rien, elle a fini par rendre l’âme. » Il nous rappelle, au passage, que le principe de laïcité portait un nom : la séparation.« La loi au forum, le privé à la maison ». Et d’ajouter : « C’est le moment d’invoquer le dieu Terme, de relever les bornes et de repeindre les lignes jaunes. »
Les crimes du sans-frontiérisme
Enfin, le philosophe règle son compte aux fausses dualités (ouvert/fermé, ponts/murs etc.), et passe au scalpel le sans-frontiérisme humanitaire qui, selon lui, « excelle à blanchir ses crimes » et à transformer « un confusionnisme en messianisme ».
La critique de cette idéologie qui contient à elle toute seule « économisme, technicisme et absolutisme » est pointue et ciselée à l’image de ce grand petit livre, écrit avec de très sérieux arguments et dans un français qui me réconcilie avec la raison et la vie.
Éloge des frontières de Régis Debray, Folio n° 5598.