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Une preuve accablante

Un récit de Jacques Aboucaya


Une preuve accablante
Alexandre Vialatte (1901-1971) © Document reference 079_IMG0800091068. Byline / Source / Credit Aimé Dartus / Ina

Je m’approchai de la fenêtre donnant sur la rue, écartai à peine le lourd rideau. L’homme était toujours là. Appuyé contre le mur d’en face. Dissimulé derrière un journal déployé, il affectait la nonchalance de celui qu’aucune tâche précise ne requiert et qui peut se permettre de prendre le temps de flâner. Une attitude étudiée, qui ne trompait personne. Surtout pas moi. Il y avait plusieurs jours que je l’avais repéré. Lui ou un de ses complices, car ils se relayaient pour surveiller mon immeuble sans relâche. Sans prendre, du reste, de précautions excessives : sauf à être né de la dernière pluie, il ne faisait de doute pour quiconque qu’ils étaient en faction. A coup sûr en service commandé. Mais commandé par qui ?

Au début, la question m’avait taraudé. Et puis j’avais fini par ne plus me la poser. Il se passait tant de choses dans notre monde incertain que j’avais décidé, plus ou moins consciemment, de vivre, en toute simplicité. Sans chercher à trouver un sens à des événements qui me dépassaient. Et desquels, n’en déplaise à Cocteau, je n’avais nulle envie de feindre d’être l’organisateur.

Je repoussai doucement le rideau et m’apprêtai à regagner mon bureau lorsque la sonnette de l’entrée retentit. Un appel prolongé, insistant. Non une sollicitation, mais une invite. Négligeant le judas qui m’eût permis d’identifier mon visiteur (une prescience m’informait déjà de sa fonction, sinon de son identité), j’ouvris la porte de chêne massif. Il glissa son pied avec promptitude pour m’empêcher de la refermer. Un classique du genre. Déjà, il sortait de son portefeuille une carte barrée de tricolore. La brandissait sous mon nez.

« Monsieur Moudenc ? Inspecteur Dumesnil, de la Police nationale. J’aimerais vous poser quelques questions. »

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Sans attendre ma réponse, il avait déjà pénétré dans l’appartement, promenant son regard sur les tableaux qui ornaient le vestibule. Un autoportrait au fusain d’Albert Paraz, des lithographies de Léonor Fini, une gouache de Jeanne Hébuterne, la maîtresse de Modigliani. Rien pour retenir longtemps ce petit homme poupin, tout en rondeurs. Il semblait du reste pressé d’aller droit au but. Mon bureau était resté ouvert. Je lui désignai un fauteuil dans lequel il s’affala sans se faire prier.

«  Vous devinez, n’est-ce pas, l’objet de ma visite ? »

Devant mon air ébahi, il crut bon d’ajouter :

« Non, je vous en prie, pas de dénégations. Vous commencez tous par nier l’évidence, et puis… »

Un long soupir. Tout en parlant, il avait tiré de sa poche un calepin à la couverture spiralée qu’il faisait mine de consulter.

« Vous avez joué avec le feu, Monsieur Moudenc. C’est ainsi qu’on finit par se brûler. De nos jours, la police sait tout. Ou, du moins, a la possibilité de tout savoir. Ecoutes téléphoniques, interception de messages sur Internet, consultation des sites souvent visités… Sans compter les dénonciations, les témoignages spontanés – ou sollicités… »

Un sourire fugitif découvrit, sur sa face rougeaude, deux canines monstrueuses. Démesurées. Celles d’un carnassier tout entier à sa proie attaché.

« Aucune chance d’y échapper. De nous échapper. Et l’état d’urgence justifie tout, ou presque. Ainsi, ce ne sont pas des aveux que j’attends de vous. Plutôt la confirmation de ce que je sais déjà.

 –  Mais enfin, hasardai-je, puis-je savoir… »

Il m’interrompit d’un geste.

« Les questions, c’est moi qui les pose. Vous connaissez bien un certain Bertrand Fossati, avec qui vous correspondez régulièrement par e-mail et par téléphone. Inutile de nier. Vos échanges épistolaires, codés le plus souvent, sont en cours de décryptage. Il y est souvent question d’individus dont je suppose que ce sont des connaissances communes. »

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Il feuilleta son calepin, trouva enfin la bonne page :

« Voyons voir… Blondin Antoine, Laurent Jacques, Nimier Roger, Déon Michel… Un certain Aymé Marcel… Céline Louis-Ferdinand…  Vous en parlez souvent ensemble. Leur identification est en cours. Car tout cela, convenez-en, sent le pseudo à plein nez. »

Je me retins d’éclater de rire.

« Mais enfin, Monsieur l’Inspecteur, vous plaisantez, je suppose ! »

Son visage se figea. Ses petits yeux porcins me fixèrent avec intensité.

« N’aggravez pas votre cas. Le complot n’est pas encore prouvé, mais il est manifeste. Car vous complotez, monsieur Moudenc. C’est indubitable. J’irai même plus loin : vous préparez un attentat en liaison avec une organisation terroriste dont nous connaissons déjà le cerveau. Un certain Vialatte. Alexandre, de son prénom.

– Vialatte ? Que vient faire Vialatte là-dedans ? »

D’un ton péremptoire et comme pour confirmer son triomphe, il déclama :

« Et c’est ainsi qu’Allah est grand, comme écrit, en conclusion de chacun de ses écrits, Alexandre Vialatte. Ce sont les termes que vous employez dans votre dernier message adressé à Fossati. Quelle imprudence, monsieur Moudenc ! Quelle imprudence ! Dès à présent, considérez-vous en état d’arrestation. Vous pouvez, si vous le désirez, en informer d’ores et déjà votre avocat. »

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Journaliste et écrivain, a enseigné les lettres classiques au lycée et l'histoire du jazz à l'université.

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