En 1949, le philosophe espagnol José Ortega y Gasset prononce une conférence à l’université libre de Berlin sur l’avenir de l’Europe…
Don Quichotte de l’hispanisme français, Jean Canavaggio a eu l’infortune de mourir le 21 août, en pleine canicule et en pleine tempête. Hasard des publications, les éditions Bartillat publient son dernier ouvrage, traduction d’Une Méditation sur l’Europe à partir de l’ouvrage d’Ortega y Gasset de 1949… Trois quarts de siècle plus tard, après une guerre en Bosnie et pendant une autre en Ukraine, ces réflexions ne sont-elles pas surannées ?
Nombreux sont ceux qui, comme les pro et les anti-dreyfusards, ont un jour eu la bêtise de parler Europe lors d’un repas de famille. Sortir, rester ? Européaniser la France ou franciser l’Europe ? États-Unis d’Europe, ou Europe vendue aux États-Unis ?
Bienfaits et tares
Si l’on suit le raisonnement paradoxal de José Ortega y Gasset — il n’y avait qu’un ex-élève de Jésuite pour y penser —, le Français partagé entre les bienfaits de l’Europe (soyons honnête : qui ne trouve pas commode d’aller flâner à Rome un week-end ? qui ne trouve pas commode un plombier polonais sous-payé ?) et ses tares (qui ne trouve pas honteux le camembert pasteurisé ? qui ne trouve pas honteuse, comme Benoît Duteurtre dans Le Retour du général, la mayonnaise industrielle sur les œufs mimosas ?), ce Français, disions-nous est un bon Européen. Parce que l’Europe est un « double espace historique », « l’homme européen a toujours vécu à la fois dans deux espaces historiques, dans deux sociétés, l’une moins dense, mais plus large, l’Europe ; l’autre, plus dense, mais territorialement plus réduite, l’aire de chaque nation ou des étroites provinces et régions qui l’ont précédé ».
C’est dans ce dédoublement géographico-civilisationnel, et plus particulièrement son passé, qu’Ortega voit le futur européen. Deux ans avant le Traité de Paris, le chef de file de la Génération de 14 (qui n’a pas tout à fait rompu avec le Régénérationnisme de la Génération de 98) prône un rétropédalage culturel et intellectuel pour garantir l’Union européenne. « L’Europe n’est ni seulement ni vraiment un futur, mais quelque chose qui est là depuis un passé lointain ; plus encore, qui existe antérieurement aux nations qui sont aujourd’hui si clairement profilées. » Bref, la civilisation romaine — et les hellénistes, jaloux, rajouteront l’achéenne…
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Mais voilà : Ortega analysait la crise de la civilisation occidentale que les deux guerres mondiales avaient produite, civilisation « qui risque de périr sous la poussée des “barbares des temps modernes”. Ceux-ci ne sont pas, comme jadis, venus de l’extérieur, mais sont censés être endogènes », glose Jean Canavaggio dans sa préface… Ah, le présent de narration… Toute coïncidence avec des faits réels et contemporains seraient fortuite, comme on dit dans les mauvais films.
Culture latine
Le modèle civilisationnel européen est à chercher, selon le philosophe espagnol, dans « l’homme gothique », quand évoluaient « des peuples germaniques adolescents et des peuples romanisés de longue date, mais que la décadence de la civilisation antique avait ramenés à une sorte de seconde enfance ».
Le fait est que l’on se déguise médiéval, on mange médiéval, on part en week-end médiéval et, summum de la courtoisie contemporaine, on se castagne médiéval dans le béhourd. Eh oui, le premier championnat du monde de béhourd dit « Bataille des Nations » s’est tenu en Ukraine, en 2009… Le Moyen Âge est devenu un objet transactionnel européen de communauté autre que l’on retrouve dans « ce vivre ensemble » analysé par Ortega.
Cette convivencia, expliqua-t-il à Berlin en 1949, « revêtait indifféremment un aspect pacifique ou belliqueux. [Les peuples européens] combattaient dans le giron de l’Europe, comme les jumeaux Étéocle et Polynice dans le sein maternel. » Le béhourd est l’une des douloureuses preuves que se crée « au-dessus de nous, un répertoire commun d’idées, de manières et d’enthousiasmes ». Mais sûrement ne nous sommes-nous pas encore assez tapés dessus…
Canavaggio est formel : « Le moment n’est pas encore venu où [l’Europe] sera capable de “passer d’un espace économique de liberté, de démocratie et de paix à un statut de plein acteur politique”. » Il manque à l’Europe l’ennemi. La Russie, part intégrante de l’Europe, ne peut jouer le rôle du doppelgänger que l’Orient fut longtemps pour l’Occident. Nous n’avons pas « l’esprit européen ».
Une preuve ? Ortega avait primitivement intitulé sa conférence De Europa meditatio quaedam, se référant au dénominateur commun que fut la culture latine. Que Canavaggio se soit cru obligé de traduire un tel titre montre assez que nous sommes bien en train de perdre l’esprit et la culture qui si longtemps nous ont unifiés.
José Ortega y Gasset, Une méditation sur l’Europe, édition établie par Jean Canavaggio, Bertillat, septembre 2023, 169 pages.
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