L’éternel retour des « nouveaux réacs »
Le 1er février, à la veille de la nouvelle manif pour tous, le monde annonçait le réveil de la France réactionnaire. Cette semaine, Le Nouvel Obs nous gratifie de la « génération réac ». La mobilisation contre la théorie du genre dessinerait « les contours d’une nouvelle droite conservatrice unie par son refus du progressisme sociétal conjuguée à la xéno- phobie, voire au racisme, même si l’on compte un nombre significatif de musulmans parmi ces nouveaux croisés de l’ordre moral » qui, nous dit-on, mettent la république en danger. Le nouveau cru de l’étude Ipsos sur les fractures françaises nous indique que 78 % des personnes interrogées disent s’inspirer dans leur vie des valeurs du passé et 70 % pensent qu’en France, « c’était mieux avant ». À force d’être fantasmée, cette réaction ne serait-elle pas devenue une réalité ?
Pourquoi donc devrions-nous forger nos propres valeurs ? Il faut une singulière arrogance pour penser qu’en matière de morale, Socrate est périmé, Kant vieux jeu et la Règle d’or ringarde. Devant les listes noires de « nouveaux réacs » qui prolifèrent aujourd’hui, je pense à Camus écrivant au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : « Le démocrate est modeste. Il avoue une certaine part d’ignorance, il reconnaît le caractère en partie aventureux de son effort et que tout ne lui est pas donné. Et à partir de cet aveu, il reconnaît qu’il a besoin de consulter les autres, de compléter ce qu’il sait par ce qu’ils savent. » Je pense aussi à John Stuart Mill définissant la liberté d’opinion moins comme le droit pour chacun de dire ce qu’il a sur le cœur que comme la possibilité d’être contredit, d’être réfuté par la parole des autres et, grâce à cet échange, d’approcher de la vérité. Êtres incertains et faillibles, nous n’avons pas trouvé mieux que cette liberté pour faire appel de notre finitude. Scinder le monde entre progressistes et réactionnaires, c’est oublier la finitude et perdre toute modestie. Le progressiste n’est pas un homme parmi les hommes. Il ne partage pas la démocratie avec ses adversaires, il l’incarne contre tous ceux qui veulent empêcher ou retarder son accomplissement.[access capability= »lire_inedits »] Notre idée de la démocratie est tiraillée entre la politique et l’histoire : la politique nous dit que nous élaborons le sens en commun ; l’histoire nous dit que l’humanité se réalise dans le temps et ne reconnaît d’autre sens que cette auto-effectuation. Quand l’histoire prend le pas sur la politique, le pluralisme est aboli. On ne discute pas avec des arriérés ou des agonisants, on les pousse dans la tombe. Loin de moi cependant l’idée de nier notre condition historique. Nous ne sommes plus grecs, nous sommes modernes. Mais c’est au moment même où il devient impossible de penser cette histoire en termes de progrès que le progressisme fait rage. C’est quand le changement permanent mène au désastre écologique, éducatif et civilisationnel que nous sommes mis en demeure d’épouser notre temps et de ne voir dans le passé que préjugés et stéréotypes en tous genres. Le mot de « réaction » a fait son grand retour en 1989 dans le livre sur l’École de Charles Baudelot et Roger Establet. Contre les « pleureuses réactionnaires », les deux sociologues apportaient cette bonne nouvelle : le niveau monte. En 2013, Aurélie Filippetti, ministre de la Culture, lançait sur la Toile ce tweet immortel : « Soutien total a Frederic haziza dont les attaques ont des relans abjects d’avant guerre » (sic). Au lecteur de comprendre que ces attaques n’étaient pas celles que le journaliste menait mais celles dont il était victime… Avec des inventions toutes plus télé les unes que les autres, comme disait déjà Péguy, l’humanité fonce à toute vitesse. Mais qui peut croire sérieusement qu’en avançant ainsi, elle s’élève ?
La polémique Heidegger
Élisabeth Lévy. Heidegger fut le professeur, l’ami et plus sans doute de votre chère Hannah Arendt. On sait qu’il a été très tardivement membre du parti nazi. Mais j’ai appris, en écoutant sur France culture votre émission « Répliques », que la publication de carnets noirs inédits jusqu’à aujourd’hui révélaient un antisémitisme idéologique et pas seulement opportuniste. Hadrien France-Lanord, auteur de l’entrée « antisémitisme » du Dictionnaire Martin Heidegger paraissant ces jours-ci également, a commencé par la phrase suivante : « il n’y a, dans toute l’œuvre de Heidegger publiée à ce jour, pas une seule phrase antisémite. » il n’a pas caché sa tristesse lors de l’émission « répliques ». Et Nicolas Weill en a conclu dans le monde que l’antisémitisme n’était pas, chez Heidegger, un regrettable accident de parcours, mais le cœur de sa pensée. Il s’en prend donc aux heideggériens français tel que vous. Qu’avez-vous appris dans ces carnets noirs ?
Alain Finkielkraut. On savait que, succombant à la mégalomanie qui est la tentation permanente des grands penseurs, Heidegger avait projeté sa philosophie sur le national- socialisme et qu’il avait cru temporairement que l’Allemagne réveillée allait arracher l’Europe à l’étau de l’Amérique et de la Russie, deux versions, selon lui, de « la même frénésie sinistre de la technique déchaînée, et de l’organisation sans racines de l’homme normalisé. » On savait que, revenu assez vite de cette illusion délirante, il s’était remis à son travail philosophique. On savait également qu’il avait été incapable de faire une place à l’horreur singulière de l’hitlérisme dans sa pensée. Michel Haar, admirable philosophe heideggérien, parle de « la blessure, ou du malaise que nous inflige la critique radicale de tous les systèmes politiques contemporains », nazisme inclus. Mais ce que l’on croyait savoir aussi, c’est qu’il n’y avait dans son œuvre aucune phrase antijuive. La publication prochaine de ses carnets dément cette rassurante certitude. On jugera bientôt sur pièces et on sera très vraisemblable- ment accablé par la persistance du préjugé antijuif jusqu’au cœur de la nuit du monde chez un philosophe de cette dimension. Mais Nicolas Weill n’est pas accablé : il se frotte les mains. Journaliste d’idées, il ne s’intéresse absolument pas aux idées. Peu lui importe que tous les grands penseurs juifs du XXe siècle, de Levinas à Hans Jonas, aient une dette à l’égard d’Heidegger et l’aient reconnue, peu importe que la dissidence tchèque, Havel, Kunder, Patocka – mort à la suite d’un interrogatoire policier –, soit profondément heideggérienne. Le philosophe de la Forêt noire est nazi. Point barre. Il a même introduit le nazisme dans la philosophie. Il faut donc avoir perdu le sens commun, comme Sylviane Agacinski ou moi-même, pour penser que « sa condamnation de la technique demeure actuelle ». Voir la vie de la pensée régie par de tels petits maîtres est supplice ; on a envie de jeter l’éponge. Je ne le ferai pas, car je voudrais répondre par-delà Nicolas Weill et ses incessantes listes de suspects à ceux qui s’étonnent sincèrement que l’on puisse continuer d’admirer un penseur que le nazisme n’a pas révolté dès la première seconde et qui, semble-t-il, considérait que le judaïsme avait sa part de responsabilité dans la mauvaise pente qu’aurait pris le monde occidental. D’abord, « il ne condamne pas la technique », cette phrase est d’un ignorant. Mais à quoi bon lire un penseur hitlérien, on risquerait d’être conta- miné. Heidegger dit, il répète souvent cette phrase étrange : « L’essence de la technique n’est rien de technique. » Cela veut dire que la technique n’est pas simplement un ensemble de machines, d’engins, d’appareils sophistiqués. C’est la manière dont le monde se dévoile à nous, c’est un rapport à la réalité dans sa totalité. Sous le règne de la technique, « la réalité se présente comme fonds disponible ». Il n’y a plus rien dont l’homme, devenu planétaire pour la première fois de son histoire, ne puisse passer commande. Ce diagnostic est confirmé par les thuriféraires les plus enthousiastes des temps les plus postmodernes. Deux exemples. Pierre Lévy, dans World Philosophie :
« Nous voici. Nous. Les planétaires. Nous conduisons les mêmes voitures, nous prenons les mêmes avions, nous descendons dans les mêmes hôtels, nous avons les mêmes maisons, les mêmes télévisions, les mêmes téléphones […]. Nous nous informons dans la chambre d’écho des médias mondialisés. […] Nous écoutons des musiques de tous les coins du monde : raï, rap, reggae, samba, jazz, pop, sons de l’Afrique et de l’Inde, du Brésil ou des Antilles, musique celtique et musique arabe, studios de Nashville ou de Bristol… Nous dansons comme des fous au rythme de la techno mondiale […] Nous mangeons à la table universelle, vanille et kiwi, coriandre et chocolat, cuisine chinoise et cuisine indienne […], le monde est arrivé à notre main. » Gilles Lipovetsky, dans L’Ère du vide : « Aujourd’hui, même l’identité nationale, tout comme celle des femmes, devient négociable. L’identité comme telle entre dans l’ère du choix et des combinaisons libres. » La technique se veut en effet émancipée de ce qui exige du respect pour sa différence. Elle rend toutes les identités équivalentes et interchangeables. Elle n’admet aucun sol originaire, aucune différence antérieure à l’action humaine. Et les mêmes qui font de Heidegger un philosophe intégralement nazi laissent la technique façonner leur antiracisme. Sous le nom de métissage ou de créolité, ils célèbrent la malléabilité, la flexibilité, l’échangeabilité des identités humaines. L’humanité devient liquide, elle n’est, selon Edwy Plenel, que « vagues et embruns, flux et reflux, mélanges et brassages ». Dans ce nouvel élément, rien n’est irréductible, tout peut se combiner avec tout. Mais nous devrons un jour ou l’autre nous confronter aux deux grandes questions que pose Heidegger : qu’arrivera-t-il à l’homme s’il devient lui aussi totalement disponible pour toute espèce de manipulation, s’il entre dans l’ère de la fabricabilité ? Qu’adviendra-t-il de la beauté du monde et des ressources de la Terre si nous ne retrouvons pas le sens de l’indisponible, si nous continuons d’obéir à cette injonction d’exploiter la réalité sans réserve ?[/access]
*Photo : MEUNIER AURELIEN/SIPA. 00674864_000065.
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