Le premier tome du journal de Yann Moix (Hors de moi, août 2023, Bouquins / Grasset) est plein de réjouissantes vacheries. Florilège. La lecture de ces 1200 premières pages est parfois âpre, mais offre aussi des fulgurances.
Avec le premier volume de son Journal, de plus de 1200 pages, qui ne couvre que douze mois (juin 2016 à juin 2017), Yann Moix va alimenter sa légende noire d’écrivain moitrinaire, pour reprendre l’adjectif de Michel Déon. À l’époque, Moix est chroniqueur dans l’émission « On n’est pas couché », de Laurent Ruquier. Il interroge, parfois rudement, les invités de la semaine. Il le fait en compagnie de Léa Salamé. Dans son Journal, au titre éloquent, Hors de moi, dédié à Philippe Sollers, il brosse les portraits de Ruquier et de Salamé. Le diariste n’est pas trop féroce. Ruquier : « C’est un homme de parole. Dans ce milieu de fripouilles, cela n’a point de prix. » Mais il ajoute : « Dépourvu d’affect, il ne peut se comporter que comme un chef d’entreprise, un capitaine en campagne. » Léa Salamé « est une fille intelligente et terriblement maligne. » Mais – il y a toujours un coup de griffe avec Moix – il s’interroge sur sa culture générale : « Elle sait ce que Jean-François Copé faisait en juin 2002 mais n’a jamais entendu parler des Cent-Jours. » Ses uppercuts, il les réserve à d’autres. François Hollande : « Comme d’habitude, Hollande est en dessous de tout : il veut ‘’punir’’ l’Angleterre. Petit monsieur. Minuscule quinquennat. » ; Jean-Luc Mélenchon : « un apparatchik caractériel » ; Éric Zemmour : « c’est un systématique. Péguy les détestait ; je ne les aime pas non plus. » ; Jean Daniel, figure intellectuelle progressiste, est écartelé : « Seul Jean Daniel pense qu’être Jean Daniel est quelque chose de considérable. À la vérité, c’est un second couteau. » La liste est longue des victimes de Moix. Parfois, c’est assez juste ; souvent, c’est méchant. Il arrive que ce soit franchement outré. Le diariste incontinent est, par exemple, vachard avec Malraux, alors qu’il révère André Suarès. Or, Suarès était l’un des maitres à penser de Malraux… L’auteur de La Condition humaine, après-guerre, écrivit dans une lettre au sujet de Suarès se battre « avec des édredons depuis trois mois pour qu’une rue de Paris porte enfin son nom. » (Lettres choisies, 1920-1976, Folio, 2016). Au fond, tout cela a peu d’importance. Il faut descendre le fleuve Moix et accepter les remous, les rapides, les embardées, les récifs, la tête qui chavire, la nausée… On est embarqués sur la canonnière du Yan-Tsé, avec Steve McQueen, que Moix adore. Car l’écrivain a des préférences très affirmées. Outre ses idoles, André Gide, dont il éclaire avec honnêteté les zones d’ombre, Charles Péguy, ou encore Sacha Guitry, il croque avec sensibilité BHL, Montherlant, Dominique Jamet, Juliette Gréco, François Truffaut, Maurice G. Dantec, Dostoïevski, et les autres. Il cite Alain Robbe-Grillet, tombé dans l’oubli ou presque, parce que la France a perdu son élite cultivée. Voici : « Dans la continuité d’un récit, il y a deux sortes de ruptures possibles : le manque et la contradiction. Dans la contradiction, pas de manque, mais, tout d’un coup, un contraire. » C’est ce qui arrive à lire Moix : un contraire qui nous oblige à sortir de nos certitudes, et à reprendre le chemin fertile de la contradiction. Car sur le fleuve Moix, ça pense, et tout le temps. Ça pense à propos de la religion, du judaïsme, du christianisme, des femmes, de la souffrance animale (superbes pages), du sadisme de l’Homme, de son impuissance qui conduit au crime, à sa jouissance pour le crime, etc. Alors, oui, c’est âpre, ça dérange, ça énerve, mais c’est salutaire pour l’esprit.
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Je croyais avoir lu tous les commentaires sur les grands romans de Sollers. Je me disais qu’il fallait le lire, lui, et contourner les exégètes, parfois assommants Et voilà que Moix commente Paradis, qui « est le plus grand ouvrage classique de l’après-guerre, il s’adapte à toutes les vitesses, se greffe sur toutes les allures ; il est au langage ce que le VTT est au sol bossué des alentours de Verdun (…) C’est le seul roman ‘’récent’’ (1981 quand même) qui puisse se targuer d’englober, en un seul souffle, l’ensemble des connaissances actuelles, des données que nous possédons sur le monde. » Et puis, cette fulgurance, une parmi tant d’autres dans Hors de moi, à propos de l’auteur de Femmes : « Sollers sait que, dans la vraie littérature, la forme doit toucher le fond. »
Moix nous fait beaucoup de confidences sur lui – hypocondrie, jalousie, détestation du bruit. Ce genre littéraire s’y prête, me direz-vous. Il y en a une, assez touchante. « J’ai parfois le fantasme d’être gardien de phare, confie Moix ; pour écrire. Comme sport, monter et descendre les escaliers. Puis lire et écrire toute la journée. Sans la moindre interruption. » Et envoyer quelques signaux aux contemporains perdus dans la nuit.
Yann Moix, Hors de moi, Journal, Bouquins/Grasset.
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