Georges Brassens et Jean-Jacques Goldman ont chacun un passé, et leurs opinions sur la société et le monde, qui parfois divergent, comme le démontre Ivan Jablonka dans son récent ouvrage. Dans sa chronique, Philippe Bilger, admirateur des deux chanteurs, nous livre ses vues.
Qu’on se rassure ; je ne suis pas obsédé par Jean-Jacques Goldman au point de lui consacrer billet sur billet. Malgré l’excellent livre d’Ivan Jablonka sur lui auquel je ne ferai qu’un reproche : avoir oublié que Jean-Jacques Goldman déniait être « un gourou » et qu’il se voulait « chanteur ». Cela n’infirme pas les analyses pertinentes de l’auteur sur le plan politique et social, mais incite à les relativiser : il y a de la joie, du rythme, un entraînement vif et allègre dans les chansons de Goldman et si on peut chercher dans beaucoup de leurs paroles une conception civique et morale de la société, du monde et des rapports avec autrui, il est loisible à chacun de les interpréter avec une écoute fondée sur le pur plaisir. Et « avec les pieds pour danser ».
Goldman et Brassens: le génie en commun
Ivan Jablonka a été questionné par l’Obs et les journalistes ont évoqué « le coup de gueule de Jean-Jacques Goldman contre Brassens, dont il jugeait « obscène » la chanson « Mourir pour des idées » ». Ivan Jablonka a répondu qu’en effet Jean-Jacques Goldman avait été « choqué par cette chanson un peu défaitiste et munichoise, qui dit en substance: laissons les autres mourir pour notre liberté, pendant que nous nous planquons dans la France de l’Occupation« . On apprend que Jean-Jacques Goldman demeure plus que jamais fidèle à lui-même : il désapprouve la médiatisation autour de ce livre dont l’auteur n’a pu échanger ni avec lui ni avec aucun de ses amis et donc craint que les lecteurs soient dupes (Source: Le Canard enchaîné). Je suis écartelé, pour ma part, entre deux admirations essentielles : celle de Georges Brassens, le poète impeccable et salubre dont pas une chanson n’est à refaire et n’a vieilli et celle de Jean-Jacques Goldman. Elles m’ont habité dès l’origine et, pour la seconde, elle s’est nourrie, en particulier et à rebours, du mépris scandaleux dont de prétendues élites l’accablaient. Je perçois d’ailleurs deux similitudes capitales entre eux qui me les rendent encore plus proches et chers. La première est que ces deux personnalités, au cours des multiples entretiens qu’ils ont accordés – l’un et l’autre n’en étant pas friands – n’ont jamais proféré à mon sens la moindre bêtise, la plus petite absurdité. La seconde est qu’au-delà de leur génie musical et d’auteurs, dans un registre évidemment différent, un attachement profond était voué à leur personne, à leur être, grâce à une même qualité d’humanité et de générosité.
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Je comprends bien ce qui immédiatement a pu paraître « obscène » à Jean-Jacques Goldman dans le texte de « Mourir pour des idées » de Georges Brassens. Celui-ci est imprégné d’une conception individualiste, anarchiste de la vie et éprouve la plus grande méfiance à l’égard des idéologies et même – ce qui déçoit Jean-Jacques Goldman – à l’égard des idées les plus nobles, des combats les plus nécessaires, des solidarités les plus éclatantes. Là où Jean-Jacques Goldman, grâce à l’exemple de son père qui a refusé stalinisme et nazisme, ne discute pas une seconde l’obligation de certaines luttes, le devoir de certaines résistances en paraissant accepter toutes leurs conséquences, la rançon à payer, la mort à affronter, Georges Brassens, au contraire, a pour ennemie principale la mort des hommes. Il y a même, à bien l’écouter, une tragique ironie à se laisser embarquer dans des conflits et des disputes fatals, mortifères, qui demain seront dépassés, devenus caducs. De la mort pour rien donc ! Georges Brassens, par ailleurs, éprouve la plus vive détestation pour les boutefeux poussant à la mort au nom des idées mais demeurant eux à l’abri, durant plus longtemps que « Mathusalem ».
Réconcilier Brassens et Goldman
Je suis persuadé que Georges Brassens, même s’il est parti au STO sans chercher à y échapper, dans la suite de son existence, à titre individuel, n’aurait pas hésité à faire preuve de courage et de solidarité pour aider autrui. Ce qui le distingue de Jean-Jacques Goldman est son anarchisme, sa haine de la guerre, sa volonté de fraternité universelle qui le conduisent sans doute à « mourir pour des idées mais de mort lente« . Il y a une gravité chez Jean-Jacques Goldman tenant au passé familial, des deux côtés, l’adhésion à un engagement non négociable dès lors que des valeurs fondamentales sont offensées, niées : racisme, antisémitisme, humiliation des modestes et des humbles. Sans prétendre aboutir à une impossible concordance, l’accord aurait pu se faire, j’en suis sûr, entre ces deux artistes si pleinement humains, sur les quelques idées justifiant les sacrifices pour Jean-Jacques Goldman et moins d’apparent retrait et détachement chez Georges Brassens.
Il n’est pas concevable qu’on les laisse à distance l’un de l’autre.
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