Dans son nouvel ouvrage, Alain Cueff trace une histoire de l’art américain inédite à travers les représentations du ciel. Deux siècles d’aventures artistiques et intellectuelles.
D’emblée, Alain Cueff rappelle une distinction sémantique que la langue française ne permet pas. En anglais, « ciel » se dit sky ou heaven, selon que l’on évoque sa réalité physique ou sa dimension spirituelle. Ceci posé, on comprend comment l’historien de l’art va guider notre regard au fil de ses pages richement illustrées, entre quels rivages nous allons cheminer à travers deux siècles de création, de représentation figurative, puis abstraite (peintures, photos, installations, performances), de Thomas Cole (1801-1848) à Jack Goldstein (1945-2003).
Si dans ce Nouveau Monde baigné de tradition protestante, l’imagerie religieuse était honnie, les ciels et paysages peints n’étaient pas pour autant profanes ou « muets ». Bien au contraire, estime Alain Cueff, car ils étaient libres de tout impératif symbolique : « Cette absence de prédétermination les rend plus susceptibles de devenir le lieu de métaphores et de contenus parfois déconcertants. » Aussi, la peinture américaine est-elle en phase avec la politique, l’épopée de la conquête, de la colonisation, de la domestication de la nature; elle accompagne la mission quasi divine des pionniers venus d’Europe qui voyaient dans les vastes étendues de ce continent à défricher leur pays de Canaan. « Notre idée de la Destinée Manifeste, écrit John O’Sullivan en 1845, consiste à nous étendre sur tout le continent que nous a alloué la Providence pour le libre développement de nos millions d’habitants qui se multiplient chaque année. » Le lien qui unit la religion à la politique enserre également l’expression artistique. La peinture paysagère à la fin du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe célèbre ainsi cette pieuse entreprise. Selon Alain Cueff, son romantisme diffus « incite à concevoir la nature comme la manifestation la plus éminente des ultimes valeurs spirituelles ». Et l’historien de souligner que la question « prendra une autre tournure quand, avec l’abstraction, le paradigme du paysage sera remis en cause, en même temps que le ciel sera envisagé dans sa profondeur cosmique ».
Entretemps, nombre d’artistes ont représenté les beautés sauvages et les mystères de cette nature couronnée d’immensité. Et certains, à l’instar du Britannique John Ruskin, y ont aussi vu un miroir : « Parfois aimable, parfois capricieux, parfois terrible, jamais identique à lui-même d’un moment à l’autre, presque humain dans ses passions, presque spirituel dans sa tendresse, presque divin dans son infinité, [le ciel] en appelle à ce qui est immortel en nous… »
Ciels d’Amérique démontre ainsi comment l’art américain a célébré des paysages interminables et prometteurs, une terre d’abondance, jusqu’à inventer à la fin des années 1960 le land art, l’« art de la terre ». Ce livre nous pousse surtout à lever les yeux comme aucune autre histoire de l’art ne l’avait fait auparavant. Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de pouvoir lire de telles pages ? Alain Cueff a sa réponse : « Il en va des ciels comme de la lettre volée dans la nouvelle d’Edgar Allan Poe : leur évidence ostentatoire est ce qui les fait passer inaperçus. »
À lire
Alain Cueff, Ciels d’Amérique : 1801-2001, Les Belles Lettres, 2023.