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Le divertissement d’un gentilhomme exilé

Reportage au château de Bussy-Rabutin


Le divertissement d’un gentilhomme exilé
La cour d'honneur du Château de Bussy-Rabutin (21)

Le comte Roger de Rabutin est une figure du Grande Siècle. Fougueux, batailleur et vaniteux, ce cousin de la marquise de Sévigné réussit avec superbe à irriter Louis XIV. Exilé sur ses terres bourguignonnes, il a fait de son château une œuvre d’art totale. Reportage à Bussy-Rabutin.


L’excès gouverna ses jours. Débauché, insolent, il alternait les corps-à-corps, abandonnant à la hâte une orgie pour se jeter dans une bataille. Aristocrate du Grand Siècle, écrivain talentueux, il tenta vainement de courtiser Louis XIII puis son successeur, mais il les importuna l’un et l’autre, et le cardinal de Richelieu tout autant. Il passa les bornes et connut la chute. C’est ainsi qu’il se replia, par contrainte, dans son château, où l’attendait la postérité. À Bussy, le comte Roger de Rabutin, dit Bussy-Rabutin (1618-1693), a entrepris l’œuvre de sa vie. Et c’est éblouissant !

La surprise de Bussy

Roger de Rabutin

On arrive au château par un sentier pédestre qui n’annonce rien d’exceptionnel. À main droite, en contrebas, on voit des tours rondes et des douves en eau, un pigeonnier imposant ; la végétation est abondante, les arbres couvrent des coteaux assez abrupts qui interdisent une vue dégagée vers cette partie du site. C’est charmant, champêtre, d’aspect médiéval.

Puis on parvient devant la cour d’honneur, et tout, soudain, bascule : le Moyen Âge cède la place à la Renaissance française.

La façade est percée de nombreuses fenêtres : c’est une demeure de prestige, bien faite pour le divertissement et le repos d’un gentilhomme et de ses amis, où la lumière pénètre abondamment. C’est l’héritage de Bussy-Rabutin, qu’il augmentera d’une contribution sans équivalent.

Nous franchissons le seuil de sa demeure, son fantôme goguenard nous entraîne dans sa féerie rationnelle, dans le mouvement de sa vie privée. Et nous réglons notre pas de visiteur sur celui de son humeur et de sa fantaisie.

Le siècle à domicile

Voici donc ce vaillant soldat, fort bel homme de surcroît, ardent au déduit, toujours entre deux duels, deux amours, deux batailles, vaniteux[1], maniant un verbe d’ironie blessante, précédé ou suivi d’une réputation soufrée : tôt engagé dans les armées du roi de France, il descend d’une vieille famille de la noblesse bourguignonne (Roger est le cousin de Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné. Leur correspondance est un bijou).

Il provoqua la colère de Louis XIV et sut, après Fouquet, mais dans une bien moindre mesure tout de même, ce qu’il en coûtait d’« offusquer le soleil[2] ». Il dut quitter la Cour. « Percé jusques au fond du cœur d’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle[3] », il ne voulut ni se morfondre, ni s’aigrir. Puisqu’on l’enfermait dans ces (ses) murs, il ferait son ultime legs à la postérité par les moyens du verbe et de la peinture (des centaines de portraits commandés à des artistes locaux essentiellement). Il produirait une œuvre totale dans un théâtre sans tréteaux. Et il serait l’auteur, le metteur en scène, le premier rôle, le grand organisateur d’un spectacle où paraîtrait la plus illustre des figurations. Il convoquerait son siècle, les grands hommes de son temps et du passé, et les femmes, et les batailles, les élites enfin, d’un royaume ingrat. Il leur exprimerait sa pensée en latin, en français, par des formules spirituelles, tantôt aimables, tantôt sévères, énigmatiques aussi.

Salle des devises : chaque tableau figure une idée, « rassemblée » dans une brève formule en français, latin, italien, espagnol relative à une personne, un évènement. Autant d’énigmes à résoudre formulées par le seigneur du lieu.

Ce procédé de narration serait également sa biographie corrigée par son caprice. Son portrait souriant reproduit un peu partout, veillerait et régnerait sur cette foule prodigieuse et cruellement épinglée.

Quelques dates, quelques faits

1618 : le 13 avril, au château d’Épiry, Diane de Cugnac, épouse de Léonor de Rabutin, donne naissance à Roger de Rabutin. Il est élève au collège des Jésuites, à Autain, puis au collège dit de Clermont (futur Louis-le-Grand), lorsque sa famille vient s’installer à Paris en 1629 : « […] J’entrai en seconde que je n’avais pas douze ans, et j’étais si bon humaniste qu’à treize on me jugea assez bon […] pour entrer de là en philosophie sans passer par la rhétorique[4]. »

1634 : son père lui confie le commandement de la 1re compagnie de son régiment, qui se dirige immédiatement vers La Mothe (Haute-Marne, guerre de Trente Ans). Il a 16 ans et nulle expérience, ni du combat, ni de l’armée ! Toujours honnête, le jeune Roger apporte cette précision : « […] Le sieur de Chovance, vieil officier d’infanterie, avait en effet le commandement […] que je n’avais qu’en apparence[5]. »

Le métier des armes s’imposant à lui comme une vocation, il se livre à un apprentissage sérieux de la chose militaire. Il progresse rapidement, devient un excellent manœuvrier, un tacticien plein de bravoure. Il conduit ses troupes au combat, il s’expose et ne redoute que l’inaction. Au reste, les batailles relatées dans ses Mémoires, ses propres observations relatives à l’« art de la guerre » en font un passionnant ouvrage sur le sujet. Il courtise aussi les jolies femmes, quand il ne les enlève pas…

1648 : il commet en effet un rapt sur la personne d’une veuve « jeune, belle et riche. [Il] l’enleva et la conduisit dans un château. Tout en y arrivant, elle prononça devant ce qu’il s’y trouva de gens un vœu de chasteté, puis dit à Bussy que c’était à lui à voir ce qu’il voulait faire. Il se trouva étrangement déconcerté de cette action si forte et si publique, et ne songea plus qu’à mettre sa proie en liberté et à tâcher d’accommoder son affaire[6]. »

Bussy-Rabutin affirme qu’il fut la dupe d’un complot, auquel avait pris part le confesseur de la dame. Le scandale fut retentissant. Il en avait provoqué d’autres : ce jour, par exemple, où il abandonna son régiment pour retrouver une jeune comtesse de Bourbon-Busset…

Ou cette autre fois (1659), en plein carême, quand il procède au baptême d’un cochon de lait, avec sa compagnie de débauchés. Le cardinal Mazarin lui désigne alors la direction de la Bourgogne d’un doigt impérieux.

Il commence la rédaction d’un livre d’inspiration satyrique où sont recensées les amours des courtisans versaillais, L’Histoire amoureuse des Gaules. Il ne le destine pas à la publication, en réservant la lecture au cercle de ses intimes, dont sa maîtresse, la marquise de Montglas. Celle-ci le quitte dès qu’il connaît de gros ennuis. Il se vengera d’elle par six devises illustrées, dont sa représentation en sirène (Fugithyemes, « Elle fuit le mauvais temps ») et en hirondelle au-dessus de flots déchaînés (Allicit ut perdat, « Elle attire pour égarer »).

Tenté de rejoindre la Fronde des princes, il se corrige vite et se met au service du jeune Louis XIV.

1665 : Bussy-Rabutin est élu à l’Académie française (fauteuil n° 20, occupé par Thierry Maulnier, José Cabanis et, aujourd’hui, Angelo Rinaldi). La marquise de la Baume dérobe le manuscrit de L’Histoire amoureuse et le fait éditer. Le livre circule. Le roi, furieux, envoie l’auteur à la Bastille, puis l’expédie dans ses terres bourguignonnes avec interdiction de se présenter à Versailles : dix-sept ans d’exil ! Pour vaincre l’ennui, il conçoit et fait réaliser la superbe décoration de son château qui est parvenue jusqu’à nous. Il meurt en 1693.

Remerciements

Causeur remercie vivement François-Xavier Verger, conservateur du château de Bussy-Rabutin, propriété de l’État depuis 1929. En poste depuis dix ans, il conduit, avec une équipe très compétente, une opération de longue haleine et couronnée de succès. M. Verger administre également le château de Ferney-Voltaire (Ain), qui avait consacré en 2022 une exposition à Jean-Pierre Claris de Florian, dont Causeur a rendu compte. Jean-Louis Janin-Daviet, qui nous enchante à Lunéville, a contribué à la restauration de l’aile Sarcus de Bussy-Rabutin, comme il avait apporté son aide à Florian. Et merci à James Gourier pour ses lumières.


[1] « […] M. de Bussy-Rabutin n’avait en somme rien de remarquable que l’admiration sans borne que professait M. de Rabutin pour M. de Bussy » Voltaire, cité par Émile Faguet.

[2] Paul Morand, Fouquet ou le Soleil offusqué, Folio histoire, Gallimard.

[3]. Pierre Corneille, Le Cid, monologue, Acte I, scène 6.

[4]. Comte de Bussy-Rabutin, Mémoires, « Le temps retrouvé », Mercure de France.

[5]. Ibid.

[6]. Saint-Simon, Mémoires, t. 1.

Été 2023 – Causeur #114

Article extrait du Magazine Causeur




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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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