La rentrée littéraire a débuté, et bien sûr, les 460 romans qui paraissent cette semaine ne sont que des chefs-d’œuvre… Est-ce bien sûr ? se demande notre chroniqueur, qui a commencé son auscultation (ou son autopsie ?) de cette manne douteuse par deux romans historiques — son dada personnel: Perspective(s), de Laurent Binet, et Le Pavillon des oiseaux, de Clélia Renucci.
La facilité avec laquelle Alexandre Dumas distillait des chefs-d’œuvre a donné au lecteur une fausse idée du roman historique : c’est un genre pernicieux, faussement aisé, où il faut combiner érudition et plaisir, inventivité et respect de l’Histoire, sans oublier les échos contemporains de fictions situées dans le passé.
La perfection des Liaisons dangereuses a, de même, fait croire à ce même lecteur qu’écrire un roman par lettres ne posait guère de problème à un romancier exercé. Mais voilà, Laclos a tué le genre, et s’y risquer est aujourd’hui une gageure.
Laurent Binet, l’un de nos meilleurs auteurs français, dont j’ai salué en son temps La Septième fonction du langage, a pris le risque de coupler récit historique et roman par lettres. Perspective(s) reprend la fiction, déjà développée par Laclos, du recueil de lettres miraculeusement conservées et dont l’auteur n’est que le traducteur / éditeur. Entre 1557 et 1558, quelques hauts personnages et peintres célèbres s’affairent autour de la mort suspecte de Jacopo da Pontormo, un artiste florentin brutalement assassiné pour avoir peint des fresques délétères et géniales dans la chapelle San Lorenzo — et cerise sur le gâteau, on a retrouvé un tableau quasi obscène (reproduit dans le bandeau du livre) où le peintre a remplacé la tête expressive de Vénus par celle de la toute jeune Maria de Médicis, promise à un butor de la maison d’Este.
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Giorgio Vasari, peintre estimable connu surtout pour ses Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (1550-1568), mène l’enquête à la requête du duc Cosme de Médicis.
Déjà le mal de tête vous a pris. « Hé ! Que m’importe que le Pontormo, dont je n’avais jamais entendu parler, ait été ou non assassiné ? » me lance le lecteur de Causeur. « Et que m’importe la dérive maniériste des toiles de la Carmélite Plautilla Nelli, saisie par la fascination de la chair du Christ, comme toutes les mystiques ? » D’accord, Michel-Ange est de la partie — celui-là, je sais qui il est. Mais le Bronzino ? Et même Cellini, dont je me rappelle vaguement le Persée, si je suis un jour passé à Florence… « Et dont vous n’avez pas lu la Vie, où ce ruffian surdoué raconte avec ingénuité » ses frasques — vols, sodomie, meurtres, et j’en passe : il est le seul à fournir à Binet un modèle rhétorique, le seul qui du coup ait une personnalité propre dans sa pseudo-correspondance.
Binet, stendhalien en diable, écrit pour les happy few — les quelques-uns qui en valent la peine. Il reprend les interrogations géniales sur ce que l’art peut faire, posées par Orhan Pamuk dans Mon nom est rouge, l’un des romans les plus importants de ce XXIe siècle commençant, qu’il cite d’ailleurs en exergue : représenter le réel, reproduire les perfections passées, ou réinventer le Beau à chaque génération…
Déjà je sens que mon lecteur a décroché. Si de surcroît je lui explique que la scène de dépucelage de la jolie Maria (lettre 66) est décalquée de la lettre XCVII des Liaisons, où Cécile raconte le sien… Un effet de second degré, comme disait Gérard Genette dans Palimpsestes (1982)…
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Clélia Renucci s’amuse de la même façon, empruntant des phrases à Vivant Denon (Point de lendemain, 1777) pour raconter une aventure située, cette fois, fin XVIᵉ… Eh oui, la lecture consiste aussi à repérer les lectures des écrivains.
Le roman de Clélia Renucci est moins risqué dans sa forme, plus sage aussi dans son intrigue : Clélia Farnèse (autre grande famille italienne) échappera-t-elle à la prédestination de son milieu ? Le peintre Jacopo Zucchi (voir son sublime Psyché et l’amour), qui a peint ce « pavillon des oiseaux » où elle s’abandonne aux fantaisies de son amant, mérite-t-il de n’être connu que des spécialistes du Maniérisme, ce courant intermédiaire qui permit de passer du classicisme renaissant au baroque débridé ? Et la condition d’une femme d’exception de cette fin XVIe est-elle vraiment plus confortable que celle d’une créature quelconque du sexe féminin de notre XXIe siècle ?
Le XVIe siècle fascine aussi les étrangers : la britannique Maggie O’Farrell sort Le Portrait de mariage, où l’on retrouve Lucrèce de Médicis : c’est la suite exacte du roman de Binet, puisque la mort de la jeune Maria met sa cadette, Lucrèce, en ligne pour épouser le sombre héritier du duc de Ferrare. Ça ne se termine pas bien — mais vous le savez déjà, ô gens de culture que vous êtes, car vous avez appris par cœur, tout jeunes, le superbe poème de Robert Browning, « My Last Duchess » (1842). Et que vous avez admiré, au musée de Caroline du Nord, le portrait de Lucrezia réalisé par le Bronzino — le successeur de Pontormo. Vous voyez, tout se suit, tout s’enchaîne.
Ah, ne cherchez pas les fameuses fresques à San Lorenzo : si Pontormo les a peintes, elles ont été effacées — comme a été détruit le portrait litigieux de la jeune Maria enfourché par Cupidon. Mais la littérature a pour objet de vous faire rêver à ce qui n’a jamais existé.
PS. Je signale cordialement à Laurent Binet que le mot « con », qu’il utilise deux ou trois fois dans son sens moderne dans sa pseudo-traduction du XVIe, n’a pris de valeur métaphorique qu’au début du XIXe siècle, probablement dans l’armée napoléonienne, comme en atteste une lettre de Stendhal. Jusque-là, c’était strictement le nom courant du vagin.
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