Dans son ouvrage intitulé Mythologie, ou cartographie ? : Une nouvelle interprétation de la mythologie grecque, Rémy Poix nous livre une thèse audacieuse sur la raison de la création de mythes par les Grecs : mémoriser et transmettre des notions de géographie et d’histoire. Compte-rendu de Bertrand Alliot.
Entre 3000 ans avant notre ère et Jésus-Christ, le Sud de la mer Égée fut le terrain de jeu de quatre civilisations successives : la culture des Cyclades, la civilisation minoenne, la civilisation mycénienne et celle de la Grèce Antique. Ces peuples naviguaient alors entre l’Attique et le Péloponnèse, la Crète et l’Anatolie au sein de deux archipels qui font aujourd’hui le bonheur des touristes : les Cyclades et le Dodécanèse.
Ces glorieux anciens nous ont légué un trésor inestimable : leur mythologie. Il est peu de dire que les mythes grecs ont connu, au moins au sein de notre civilisation, un succès considérable. Ils ont fait l’objet d’innombrables commentaires comme ceux des spécialistes prétendant percer le mystère de leur origine. La plupart du temps, c’est leur fonction religieuse qui était mise en exergue. Or, quasiment 5000 ans après leur création, un géographe sans port d’attache universitaire, Rémy Poix, vient nous expliquer dans un livre passionnant que les mythes avaient en fait une simple fonction utilitaire : ils permettaient de se repérer dans l’espace. Autrement dit, les anciens avaient consigné la cartographie de la mer Égée dans « un immense corpus de mythes ».
Rémy Poix, en même temps qu’il lisait Histoire du siècle à venir de Philippe Fabry, se baladait sur la carte pour mieux visualiser les lieux dont parlait son camarade historien. C’est là que lui apparut soudainement, bien dessiné par les côtes de l’Anatolie, le fameux Minotaure ! A l’époque de la ruée vers l’or, lorsqu’un mineur donnait un coup de pioche miraculeux, on disait qu’il avait eu un « lucky strike ». Poix venait d’avoir le sien et allait exploiter le filon qui lui permettrait, contre toute attente, de redessiner « l’Histoire des millénaires passés ».
Paréidolies
Sachant, d’une part, que les créatures mythologiques étaient connues pour vivre parmi les hommes et non dans un lieu imaginaire et, d’autre part, qu’elles étaient très souvent associées à un lieu particulier ou une localité, il eut l’intuition qu’il devait poursuivre sa quête des « paréidolies ». Une paréidolie est une tendance instinctive à trouver des formes imaginaires dans des formes familières comme les nuages. Il repéra rapidement d’autres personnages dans la forme de certaines îles dont le fameux Icare. Puis, connaissant le Lion de Némée, il s’aperçoit très vite que la colline surplombant les ruines de la ville du même nom est en forme de lion. C’est ainsi que, suivant son idée fixe, il en trouve beaucoup d’autres : le Griffon de Sicyone, le cheval à Corinthe, le Centaure à Nessos, le sanglier de Calydon, le dauphin de Delphes et même la chouette d’Athènes. Les paréidolies sont si nombreuses que le doute n’est plus permis : la mythologie servait bien à décrire la géographie pour des peuples qui, en l’absence d’écriture, cherchaient des moyens de mémoriser des lieux et de naviguer dans l’espace.
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Bien sûr, pour notre découvreur, les sangliers, lions, dauphins, chevaux sont presque toujours « magnifiques ». Nous les trouvons plutôt peu ressemblants. Mais, l’essentiel n’est sans doute pas là. Enfant, au pied du plateau de Gergovie, je participais chaque année à un « loto ». Le préposé au tirage des numéros les annonçait de manière théâtrale et, pour certains d’entre eux, de manière imagée. Ainsi, lorsqu’il tirait le numéro 11, proclamait-il fièrement en regardant la salle : « les jambes de Milou ! ». La première fois, je fus surpris. Milou avait des jambes! Je pensais, pour ma part, qu’il avait 4 pattes… Les années suivantes, à l’image de la foule passionnée pour qui cela ne faisait aucun doute, j’avais appris à reconnaître dans le numéro 11, les « jambes de Milou », mais aussi dans le 44, « les deux fauteuils », dans le 69, « les cochons » et dans le 88, la sublime « Brigitte Bardot »! Ce qui fait la paréidolie n’est évidemment pas l’exacte ressemblance, mais cet accord tacite qui transforme comme par enchantement le semblant de ressemblance en évidente ressemblance… La faculté d’imagination est au cœur de la mnémotechnie. Qui n’a pas appris à faire le nœud de chaise en répétant inlassablement cette phrase: « Le serpent sort du puits, tourne autour de l’arbre et retourne dans le puits ».
Des mythes à la géographie
En entamant la deuxième partie de son livre, Poix cesse les enfantillages pour entrer dans la cour des grands. Le chercheur d’or s’apprête à démontrer de manière magistrale que les peuples de la mer Égée ont transformé en grand art le petit jeu du nœud de chaise. Les fables de la mythologie, facilement mémorisables, décrivaient des routes terrestres et maritimes et, fait remarquable, les îles sur la mer avaient leur reflet dans le ciel. Les étoiles ne sont-elles pas, depuis la nuit des temps, les plus fidèles compagnes des marins ? Dans le ciel étoilé, les Égéens avaient établi « une représentation en miroir » de leur territoire : le dédale d’îles avait dans le ciel son pendant, un dédale de constellations. C’est pourquoi de nombreux mythes « font référence à des caractéristiques astronomiques » ou « des personnages se promènent parmi les constellations » et d’autres encore sont transformés « en étoile après leur mort ». Il est fascinant que personne, avant Poix, n’ait vu que l’archipel de Fournoi ressemblait au personnage d’Icare, avec ces deux ailes de cire déployées dont l’une a fondu… Mais qui aurait pu, si ce n’est ce passionné d’astronomie, retrouver la constellation d’Icare qui deviendra plus tard la constellation du Cygne ?
Devant nos yeux ébahis, se met en place « le mouvement diversifié des planètes dans le Dodécanèse » et « la succession globale et régulière des constellations » dans l’archipel des Cyclades. Sur terre, la succession des îles et, dans le ciel, celle des constellations : l’île de Kalimnos ressemblant à un char tiré par 4 chevaux est la constellation de la Grande Ourse, Tilos qui représente un W est Cassiopée, Mykonos en forme d’oiseau de proie la constellation de l’Aigle et Amorgos, en forme de déesse, qui sera nommée Ariane, la constellation actuelle du Scorpion. Pour la première fois, il nous est par ailleurs permis d’observer le « vrai » fil d’Ariane : un chapelet d’îles qu’il suffit de « remonter » pour atteindre le Minotaure. Les mythes racontent les créatures que forment les îles, les chemins qu’il faut emprunter, mais aussi, et peut-être même surtout, selon Poix, les discontinuités entre la terre et l’éther. Bien que les possibilités semblent infinies dans le ciel au vu du nombre d’étoiles, les Égéens ne pouvaient toujours faire correspondre exactement les îles et les constellations, notamment parce qu’ils devaient « s’appuyer » sur les étoiles les plus brillantes ou les groupes d’étoiles les plus remarquables. Les mythes expliquent donc les « discontinuités » entre la carte céleste et le territoire. Le lecteur comprend alors pourquoi les chevaux d’Hélios se sont « emballés », pourquoi Icare n’a pu s’échapper du labyrinthe, contrairement à son père Dédale, et pourquoi Ariane fut abandonnée par Thésée sur les rives de l’île de Naxos…
Des mythes à la réalité
Rémy Poix qui, déjà, avait un gros jeu, abat sa dernière carte. Selon lui, les créatures utilisées dans la mythologie grecque « ne représentaient pas uniquement les îles, mais également les peuples ou les communautés qui s’y trouvaient ». En lieu et place des Dieux purement imaginaires, il faudrait donc voir des peuples qui, sur leur île respective, s’identifient à « leur constellation paréidolique ». Chaque peuple a ainsi une origine géographique, mais ensuite se diffuse au sein de la mer Égée en créant des colonies : les dieux ont des enfants… Cette thèse permettrait d’expliquer pourquoi les mythes sont parsemés de mariages incestueux entre des parents et des enfants, entre frères et sœurs, de mariages homosexuels ou même avec des animaux. Ces « mariages » ne décriraient que les différentes alliances entre les peuples. Ce n’était pas une mythologie que les Égéens transmettaient à leurs enfants, mais un « simple » manuel immatériel « d’histoire-géographie » !
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Comme l’astronome ayant pu voyager avec James Webb aux confins de la galaxie, le lecteur se sent redevable pour cette spectaculaire croisière au sein de la mer Égée. Rémy Poix le reconnaît lui-même : sa découverte n’aurait été possible sans les outils cartographiques modernes. La chance lui sourit peut-être lorsqu’il repère les premiers signaux, mais son talent et son travail ont fait le reste. Si le télescope spatial de la NASA est en train de bouleverser notre compréhension de l’univers, et accessoirement passer à la broyeuse un nombre incalculable d’articles scientifiques, il se pourrait que l’effet de ce Poix se baladant dans les Cyclades et le Dodécanèse soit tout aussi tonitruant. Elle est en gestation depuis quelques années déjà, mais les esprits sont mûrs désormais pour entreprendre la grande « démystification » de l’histoire et des sciences humaines. Le Roi des mythes est défait. Plus rien n’empêche maintenant de s’attaquer à ses lieutenants, à la condition, bien sûr, de s’affranchir du grappin académique et du gouvernail disciplinaire…
Après avoir refermé Mythologie ou Cartographie, le lecteur sera peut-être, comme moi, un peu sonné. Il cherchera des paréidolies dans la moindre colline et, à la nuit tombée, scrutera le ciel en espérant bêtement découvrir les jambes de Milou. Au petit matin, il recevra peut-être aussi l’appel d’un personnage ou d’une créature de la mythologie. Ce fut, pour moi, celui de la princesse Europe, fille d’Agénor et de Téléphassa. Seul et délaissé de mon Poix, je l’ai cherchée près du lieu où les mythes racontent que Zeus, transformé en Taureau blanc, l’avait enlevée. Longtemps, j’ai essayé de voir la silhouette de la princesse chevauchant le taureau. Puis, je l’ai trouvée, telle qu’elle est représentée sur les amphores depuis toujours : juchée sur le dos du divin, laissant traîner ses jambes et, d’une main ferme, agrippant la corne du bovin. L’île de Chypre ressemble à Zeus emportant la princesse vers la Crète, vers le continent qui porte son nom. Vérifiez vous-mêmes, si vous ne me croyez pas : la paréidolie est absolument « magnifique ».
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