La réalisatrice, Justine Triet, a fait scandale à Cannes avec un discours dénonçant la politique culturelle du gouvernement. En l’occurrence, son nouveau film, Anatomie d’une chute, qui sortira en salle la semaine prochaine, est une vraie réussite qui mérite sa Palme d’or.
Dans son chalet savoyard serti dans la blancheur de la neige hivernale, Sandra (dans le rôle, Sandra Hüller – même prénom), écrivaine allemande polyglotte jouissant d’un certain renom, se fait interviewer en anglais, volubile, tout en picolant son ballon de rouge, par une étudiante manifestement sous le charme, et réciproquement. Mais voilà, à l’étage au-dessus, le mari français (Samuel Theis) a mis la zique latino à fond les décibels – on ne s’entend plus parler : les deux femmes se résolvent à remettre l’entretien à plus tard.
Voilà pour le prologue d’Anatomie d’une chute, le dernier film de l’ex-documentariste passée à la fiction, Justine Triet (cf. La bataille de Solférino, Victoria, Sybil…). C’est donc son quatrième long métrage – deux heures et demi – qui passent comme une lettre à la poste. Tout aussi captivant que l’était Victoria, en 2016, certainement son film le plus barré, avec Virginie Efira, rappelez-vous, en avocate pénaliste érotomane, plaidant en faveur de son ancien mari accusé de meurtre (Melvil Poupaud), et prenant au pair un dealer repenti (Vincent Lacoste) pour la garde de ses deux petites chipies de filles…
Faut-il revenir encore sur la diatribe de la lauréate de la Palme d’or 2023 qui, lors de la cérémonie cannoise, a « estomaqué » la ministre Rima Abdul-Malak ? « La marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend est en train de casser l’exception culturelle française », s’était lâchée Justine Triet, on s’en souvient, tout en empochant son prix. Et de fustiger un « schéma de pouvoir de plus en plus décomplexé »… Bref, le mélange des genres paillettes/paillasson a déplu dans les hautes sphères du pouvoir, dans les vestiaires du Festival et dans le marigot des médias. Quoiqu’il en soit, ce fut, pour la promotion d’Anatomie d’une chute, une publicité gratuite.
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Au demeurant, la Palme s’avère tout à la fois méritée et méritoire. En phase à 100%, qui plus est, avec l’esprit du temps – plus loin, on va vous dire en quoi le film est décidément tendance. Il porte bien son titre : alors qu’un garçon de 11 ans, malvoyant, s’approche du chalet, guidé par son chien d’aveugle, un corps chute du deuxième étage, par la fenêtre ouverte : un mort. Démarre l’enquête de police ; le dossier n’est pas clair. Accident ? Suicide ? Homicide ? De fil en aiguille, Sandra se voit « mise en examen », comme on dit aujourd’hui pour signifier une inculpation : on la soupçonne d’avoir tué Samuel, son mari. Les éléments à charge s’accumulent à mesure que les investigations progressent, pointant les incohérences dans ses dépositions et dans celles de Daniel, leur enfant ; révélant, de proche en proche, les non-dits, les divergences au sein du couple, le passif lié à l’accident qui a provoqué jadis la cécité du mouflet, les enjeux matériels qui se greffent sur le choix de cette installation alpestre au trou du cul du monde, alors que lui a délaissé son métier d’enseignant sans parvenir pour autant à se réaliser comme écrivain, au contraire de sa femme qui jouit, elle, d’une valorisante notoriété…
Dissection clinique d’un process inexorable, Anatomie d’une chute part ainsi de l’enquête policière et du travail de l’instruction (autopsie, analyses scientifiques, audition de l’accusée, des témoins et comparses, confrontations, reconstitution, etc.), pour nous conduire jusqu’aux sessions de la cour d’assises, un an plus tard : procès dont les rebondissements occupent la seconde partie du film. Le scénario d’Anatomie d’une chute, co-écrit par la cinéaste et Arthur Hariri, son compagnon au civil, pèse au trébuchet la moindre réplique, selon un tempo métronomique qui fait l’économie de toute musique off (hors quelques notes de l’Asturias d’Isaac Albéniz et du 6e prélude de Chopin, hasardées au piano, en live, par le mouflet) et une articulation du récit, il faut bien le dire, singulièrement nette, virtuose et efficace. Mais surtout, le film est porté de bout en bout par le talent inouï de Sandra Hüller (déjà épatante en cinéaste hystérique, dans Sybil), laquelle, s’appropriant avec une authenticité stupéfiante toutes les ambigüités (libidinales, affectives, pulsionnelles) de son personnage, aurait mérité haut la main un Premier prix d’interprétation, si le règlement du festival autorisait les récompenses en doublon. A noter qu’on va revoir encore Sandra Hüller dans le film qui a obtenu le Grand Prix à Cannes cette année : The Zone of Interest, de Jonathan Glazer, huis-clos familial où elle incarne la tendre épouse de Rudolf Höss, le commandant du camp d’Auschwitz- Birkenau, dans leur maison avec jardin à proximité des chambrez à gaz (le film sortira en salles fin janvier 2024).
Pour revenir à Anatomie d’une chute, le subtil Swann Arlaud, sous les traits d’un avocat sensible et pur, donne la réplique, tout en délicatesse, à l’étonnante Sandra Hüller. Antoine Reinartz, quant à lui, a tendance à surjouer quelque peu les reptations d’un avocat général particulièrement retors et venimeux ; Anne Rotger, impavide, le visage encadré de longs cheveux noirs d’ébène, raides et inflexibles comme la Loi, campe une Présidente du tribunal non seulement crédible mais porteuse, ponctuellement, de traits d’humour pince-sans-rire assez piquants. Quant au jeune Milo Machado Graner dans le rôle de Daniel le petit surdoué, apprenti pianiste et aveugle, il apporte au personnage une densité d’émotion, une subtilité peu courante dans les emplois d’enfants à l’écran.
On vous disait, plus haut, que le film colle à l’époque : en effet, s’il faut en faire une lecture socio-politique, Anatomie d’une chute « coche toutes les cases », comme on dit : une héroïne issue de l’Europe cosmopolite, émancipée, bisexuelle et qui s’assume comme telle, séduisante sans être séductrice ; un homme, son mari, qui ne fait le poids ni sexuellement, ni professionnellement, ni affectivement (cf. la scène de ménage, superbe morceau de bravoure qui rappelle le cinéma de Cassavetes à son meilleur, avec l’immortelle Gena Rowlands) ; un enfant pris en otage dans les conflits parentaux mais, exit le papa trépassé, vecteur de la rédemption maternelle ; une cour d’assises présidée comme il se doit par une femme équanime mais pugnace, face à un procureur mâle au timbre peu viril mais à la dent inquisitrice ; une brochette de jurés bigarrée, reflétant, mieux que nulle part ailleurs, notre France dite « de la diversité », vox populi propitiatoire. Bref, les ingrédients de cette « table d’opération » sont réunis pour une coupe anatomique ultra-professionnelle, très intelligemment menée, une dissection clinique de haute maîtrise stylistique, au surplus idéalement conforme aux attendus du temps : sur tous les tableaux, reconnaissons-le, Justine Triet est gagnante. Chapeau bas.
Anatomie d’une chute. Film de Justine Triet. Avec Sandra Hüller, Swan Arlaud, Milo Machado Granner, Antoine Reinartz, Samuel Theis, Jehnny Beth, Anne Rotger, Sophie Fillières… France, couleur, 2023. Durée : 2h30. En salle le 23 août 2023.