Selon des articles publiés dans le journal dit « de référence », l’opéra serait devenu un art réservé aux vieux, tout à fait déconnecté de la réalité du monde actuel. C’est une énième tentative d’enterrer la plus sublime manifestation de l’art lyrique. Ceux qui propagent cette idée ne comprennent pas que c’est l’éducation qui ne prépare pas les citoyens à l’appréciation de l’opéra, et aucune mise en scène contemporaine aussi branchée qu’absurde ne rémédiera à ce problème.
L’opéra, ce joyau de la culture occidentale, riche d’un patrimoine musical de plus de quatre siècles, n’a plus la cote. Trop élitiste, trop coûteux, trop vieux, trop réac, trop polluant, pas assez « diversifié », il accumule toutes les tares de ce vieux monde que certains aimeraient voir disparaître, comme Jacques Attali qui souhaitait qu’on ne reconstruise pas la flèche de Notre-Dame car elle représentait un passé révolu.
Le fait est que, comme beaucoup de secteurs, l’opéra subit de plein fouet la hausse des coûts énergétiques. Le 5 juillet, Le Monde publiait en outre une enquête évoquant le fait que les collectivités locales s’en dégageaient lentement mais sûrement. Il devient alors de bon ton d’annoncer — non sans une certaine joie mauvaise — sa fin prochaine. C’était encore le cas dans Le Monde le 8 juillet (« Le roi des arts en échec », chronique de Michel Guerrin). Après avoir constaté la « marginalisation accélérée de l’opéra et de la musique classique en raison du vieillissement du public », l’auteur se hasarde à donner un certain nombre de ces conseils à la mode que l’on entendait déjà il y a vingt ans et que les salles s’acharnent par ailleurs déjà à suivre.
L’opéra coûterait « trop cher », ne cesse-t-on de répéter. Il est vrai que c’est, en France, un art très subventionné. La question de la nécessité de l’augmentation du sponsoring et du mécénat dans ce domaine se pose. Mais personne ne semble s’inquiéter du coût du très subventionné spectacle de Rebecca Chaillon, « Carte noire nommée désir » à Avignon, vous savez, celui qui enfilait des bébés blancs sur une perche…
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Mais pour l’art lyrique, les collectivités publiques se font tirer l’oreille. Cet art n’intéresse pas les élus locaux, l’opéra n’est plus, comme autrefois, la vitrine culturelle de la ville. Et ses spectateurs ne sont plus de bons clients électoraux. Il est d’ailleurs de bon ton de les mépriser. Trop réacs, trop vieux, (peut-être « trop blancs » aussi ?), bref trop « cons » comme le disait déjà il y a vingt ans feu Gérard Mortier qui crachait volontiers au visage du public qui « s’extasie (bêtement) devant les ors de Garnier, ou les opéras de Puccini ».
Ceci dit, il est évident qu’il suffit d’aller dans une salle (surtout en province), pour constater que les têtes blanches sont bien nombreuses, ce qui ne manque pas d’inquiéter pour l’avenir.
Et pourtant, ce n’est pas faute d’essayer de « faire venir les jeunes ». La rengaine est ancienne. Nous l’entendions déjà à l’époque de la construction de cet Opéra Bastille qui se voulait « moderne et populaire » (cf mon essai, La naissance de l’Opéra Bastille: Histoire de la construction d’un opéra qui se voulait moderne et populaire (1981-1990), Le Voyageur lyrique, 2016).
L’article du Monde conseille d’« offrir un programme stimulant pour un public élargi ». Mais c’est (malheureusement) déjà ce que les salles s’efforcent de faire ! Il semble d’ailleurs que ce soit la condition requise pour l’obtention de subventions. Elles n’ont de cesse de chercher à moderniser leur image, à grands renforts de wokisme ou de programmation de « musiques du monde », le tout enveloppé d’un beau blabla inclusif et « progressiste »… La partie purement lyrique étant réduite à peau de chagrin, certaines salles n’auront bientôt plus d’opéra que le nom.
Pour Le Monde, l’opéra devrait être « plus en phase avec la société actuelle ». Que peut-on faire de plus que de mettre du « krump » sur Les Indes Galantes, réaliser une vidéo d’Otello dans une banlieue (avec ajout de basses) ou faire passer une échographie à la Marguerite de Faust ?
« L’opéra doit devenir un lieu de vie afin de « banaliser » une musique qui intimide » ajoute l’article… Qu’est-ce qu’un lieu de vie ? Une cuisine ? Ils accumulent déjà, les « portes ouvertes », les visites des coulisses, etc. Sans oublier le metteur en scène à la mode, Warlikowski, qui met un point d’honneur à montrer « la permanence de l’intimité au sein du drame », à grand renfort de bidets et autres urinoirs.
La grande mode est également aux « opéras participatifs » et à l’intégration du public au « processus créatif ». Croit-on vraiment que l’on va donner envie aux gens d’aller à l’opéra car ils auront eu la possibilité de pousser la chansonnette depuis la salle ou d’apporter leurs bouteilles plastiques pour la réalisation d’un décor écologique ?
Ce que l’opéra subit de plein choc, c’est surtout la grande déculturation. Et toutes les « portes ouvertes » ne pourront rien y faire.
L’opéra est un art de prestige, un art « élitiste ». Ce gros mot ne veut pas dire qu’il est uniquement « destiné aux riches », mais qu’il demande pour être apprécié un minimum d’attention, de concentration, de niveau culturel, en plus d’une certaine sensibilité.
Cette musique « intimide » aussi car invisibilisée; absente des principaux médias, elle est devenue totalement étrangère à l’univers culturel des nouvelles générations. Où sont les opéras pour enfants que Menotti composait pour la télévision américaine ? Où sont les concerts pédagogiques de Bernstein ? Les programmes de la BBC ? Et surtout, où est l’école française ?
Les salles auront beau multiplier les projets à destination des écoles, les enseignants, fruits eux-mêmes de la grande déculturation et sous influence bourdieusienne, ne suivent pas.
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L’école, autrefois garante de l’égalité, a volontairement baissé les bras, d’autant plus que, fléchissant sous les coups du relativisme, la musique savante y a totalement perdu le prestige qui autrefois l’auréolait.
Le seul moyen de redonner à la jeunesse le goût de l’opéra et de la musique classique serait pourtant une véritable éducation musicale dans tous les établissements scolaires. Il faut leur apprendre le langage musical, comme on leur apprend à lire, mais aussi réhabiliter à leur oreille la richesse d’un chant lyrique qui les dérange. Bref, il faudrait choisir de leur offrir ce qu’ils ne connaissent pas, et non ce qu’ils entendent à longueur de journée. Le goût se forme par ce que l’on donne à voir et à entendre.
Une dernière chose encore, essentielle en ce qui concerne l’opéra actuel : puisqu’il s’agit de baisser les coûts de production, pourquoi ne pas commencer par cesser de financer des metteurs en scène aussi incompétents qu’égocentriques ?
Quoi de plus contraire à cette volonté « d’ouverture » que ce Regietheater qui déverse ses inepties sur nos malheureuses scènes lyriques depuis trop longtemps et qui n’intéresse que quelques spécialistes blasés en quête de nouvelles « propositions ». Tandis que beaucoup de mélomanes se réfugient dans les versions concert ou dans leurs canapés, les néophytes eux, sortent souvent dégoutés et ne reviennent jamais.
Le pire étant que cette prétendue « modernité » (qui ne l’est plus guère d’ailleurs), serait, dit-on, non pas destinée aux vieux ringards récalcitrants, mais aux jeunes… Ces mêmes jeunes qui ont plébiscité Avatar ou le Seigneur des Anneaux ? Ils ont peut-être plus besoin de rêver que de voir Lady Macbeth subir un examen gynécologique ou Salomé se faire violer en série… Et accessoirement, ils ont aussi besoin de comprendre ce qui se passe sur scène… L’opéra est un art riche, complexe, qui doit émerveiller et peut faire vivre de grandes et belles émotions à condition qu’on donne envie d’aller vers lui… ce n’est pas à lui de se rabaisser vers une société, qui elle, n’a rien de bien séduisant.
Références :
Othello de Abd Al Malik sur la « 3e scène » de l’Opéra de Paris.
Macbeth de Verdi, Festival de Salzbourg, K. Warlikowski. Salomé à l’Opéra de Paris, mise en scène Lydia Steier.
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