Dans le même temps que le ministre protégeait le trône, il s’aliénait le monarque…
Ma délicieuse,
Isolée dans votre lointaine contrée, au milieu de votre vaste domaine, entourée de vieux serviteurs qui vous démontrent une fidélité féodale, et bien que l’insurrection ait dévasté des villes de faible importance, dont votre préfecture, éloignée d’à peine quatre lieues de votre château, vous n’avez pas pris toute la mesure, m’assurez-vous dans votre dernière lettre, des terribles événements qui ont fait trembler le trône. Et vous me priez de vous en faire le récit. Voici donc ce que je puis vous en dire.
Des immeubles, des magasins, des hôtels de ville, des rues entières, des avenues livrés à l’incendie, abandonnés aux gouapes ivres de fureur et de convoitise, des postes de police assiégés et bien près d’être pris par des meutes hurlantes, que leurs progrès dans les assauts rendaient plus déchainées encore : dans ce décor infernal renouvelé chaque nuit, la folie populacière semblait plus furieuse le lendemain que la veille. Et l’on distinguait dans le chaos, se découpant devant les flammes, des centaines, des milliers de silhouettes qui sautaient de joie avec des gestes d’épilepsie, et en poussant des cris de victoire quand ils voyaient qu’un brasier redoublait d’intensité, ou que des brandons avaient déclenché un nouveau foyer dans un bâtiment voisin jusque-là épargné. Il se déclenchait des scènes de liesse lorsqu’une école, une crèche s’embrasaient. Dites-moi, cousine à la peau de soie, dites-moi : de quelle barbarie peut-on se réclamer quand un tel spectacle, bien loin de vous navrer, vous réjouit au contraire ? Autour de Paris, la violence se manifesta mieux encore que dans la capitale : toute la voyouterie ravageuse y convergea, comme elle convergea vers les préfectures et les modestes bourgs. Ainsi se propageait la combustion et le sac des villes, et du royaume tout entier.
Dort-Mahlin, leur sauveur (et le nôtre)
La police fut à maintes reprises bien près de céder sous les assauts, il s’en fallut parfois de très peu pour que le cordon ne se rompît : la voix redevenue forte d’un gradé rassemblant ses hommes qui, se voyant cernés, allaient se débander ; un commissaire soudain heurté par un pavé, le visage en sang, qui ranimait pourtant l’énergie de sa troupe ; le succès inattendu d’une charge désespérée par une compagnie qui repoussait l’énorme masse des émeutiers…
Après la deuxième nuit de chaos, l’effarement et l’irrésolution furent, au palais, plus écoutés que tous les ministres et les silhouettes d’antichambre ou de cabinet, qui rabâchaient des considérations de force ou d’apaisement. Seul, Gédéon Dort-Mhalin, ministre de la police, qui se tenait informé minute par minute de la situation sur le terrain, montrait une physionomie égale, où ne se lisaient ni l’affolement ni la désinvolture : c’était un bloc d’organisation, un César de l’ordre et le maître des révélations.
À ce moment précis, il n’est pas exagéré de dire que le très roué Gédéon tenait dans sa main le roi, le royaume et les Excellences. Dans le même temps, il s’attirait leur méfiance, voire leur détestation. Son visage impavide, les longs silences qu’il observait avant chacune de ses interventions, sa façon de lâcher quelques secrets secondaires et de paraître en celer de plus importants irritaient les courtisans et, par émulation oserais-je dire, le roi en personne.
Sa Majesté, surtout, n’oubliera pas de si tôt sa tranquille affectation d’assurance, quand les conseillers multipliaient les propos de déraison et les démonstrations d’effroi, tout cela augmenté du bruit que rendaient leurs courses dans les couloirs élyséens et les portes sans cesse ouvertes et claquées.
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Dort-Mhalin opposait à ce vain remuement l’énigmatique sang-froid d’un savant tenant dans sa main une fiole où gonfle le bouillon qu’il vient de créer en mélangeant des poudres et des liqueurs chimiques. L’assistance, inquiète, redoute tout soudain des jaillissements, des éclaboussures, des débordements, peut-être une explosion dans le laboratoire. Mais l’homme de sciences, lui, observe avec une nuance de mépris le mouvement de recul de ces béotiens. Il sait que ce phénomène ne produit son mystère que sur les ignorants ; ils s’apaiseront aussitôt que les ingrédients qui composent le philtre auront épuisé leurs incidences. Il ne restera dans le flacon qu’un inoffensif précipité.
C’est ainsi que monsieur le ministre de la police, dont les oreilles entendaient les rapports que lui faisaient ses espions, connaissait la situation sur tous les fronts de l’émeute. Il la savait très sérieuse, voire ici et là désespérée, mais, par ruse peut-être, et pour fortifier sa position, il ne montra rien de ses angoisses. Au contraire, son calme olympien, son vocabulaire précis, d’une sévérité réglementaire et toute policière, bien apte à rendre compte de la réalité des événements nocturnes, le plaçaient très au-dessus du lot des excellences assemblées devant lui. Le roi l’écoutait, mais régnait-il alors ? Qui d’autre que Dort-Mhalin, et sans se pousser du col, dans ce moment dramatique où le pays s’engloutissait dans la sauvagerie des meutes, eut pu se dire « maître de lui comme de l’univers » ?
Mais est-il un prince, cousine adorable, qui ne haïsse point l’homme que la providence et les circonstances ont rendu éminent, et qui, par surcroît, le sauve tout à la fois du ridicule, de la peur et de la foule ? Dans le même temps que le ministre protégeait le trône, il s’aliénait le monarque.
Le divertissement du roi
Bien sûr, dès le commencement des faits, McCaron avait eu sa nouvelle petite déclaration, toute de maladresse et de cynisme, trahissant cette fois une grave et dangereuse inconséquence.
À l’origine de tout, on trouve le tir d’un agent de l’ordre, presque à bout touchant, sur un jeune homme, qui circulait sur un phaéton tiré par deux magnifiques pur-sang anglais. Le garçon ne possédait pas le permis de mener un tel attelage, lequel avait été volé dans la cour d’un hôtel du faubourg Saint-Germain. Ce cocher improvisé, poursuivi, avait fouetté les chevaux pour échapper à la police, qui l’avait rattrapé difficilement. Mais il s’échappait encore quand il fut abattu. Certes, le personnage n’était pas exactement un « petit ange », mais sa mort brutale dans le pays de Gavroche constituait à la fois un drame et un risque de désordre social. Et que déclara le roi ? Ceci : « Cette mort est inexplicable, inexcusable ». Vous imaginez l’éclat de tels propos parmi les policiers ! Qui les désignait à la vindicte ? Qui les condamnait par avance ? Le Souverain en personne, alors que les premiers incendies s’allumaient.
Voyez-vous, ma belle cousine au corps de liane, McCaron -et je crois bien qu’il s’en divertit- en cela comme en toute chose, manifeste le plus profond mépris pour les classes inférieures, dont les hommes de la maréchaussée sont souvent issus. Sur le sujet, je glisse dans ma missive ce bref passage de la nouvelle d’Alphonse Daudet, remarquable écrivain « de genre », Les Trois Sommations :
« On est comme ça dans le peuple de Paris, c’est le sergent de ville qui porte la peine de tout. On s’habitue à les haïr, les pauvres diables, à les regarder comme des chiens. Les ministres font des bêtises, c’est aux sergents de ville qu’on les fait payer, et quand une fois il arrive une bonne révolution, les ministres s’en vont à Versailles, et les sergents de ville dans le canal… ».
Je vous fiche mon billet, mon délicieux bonbon aux reflets nacrés, que toute la McCaronerie gagnera Versailles un jour ou l’autre…
Les députés du Ridicule
Le temps me manque, j’entends au loin ce qui ressemble fort au lourd tremblement de la chaussée sous les roues de la malle-poste, aussi vous présenterai-je dans ma prochaine lettre, les détails essentiels de cette terrible affaire, et ses dessous.
Bref, le garçon mourut sur le coup, et l’émotion, excitée par la logorrhée des chauffeurs de salles séditieuses, précipita dans la rue une foule vengeresse.
Après que cinq nuits de chaos eurent laissé des ruines fumantes dans le royaume, le gouvernement interdit une manifestation à la mémoire d’un homme au lourd passé, Adémar Léprouvé, un compatriote d’origine africaine, mort brutalement, alors qu’il était rattrapé par les sergents de ville. Les organisateurs ont maintenu leur rassemblement. Et, bien évidemment, dix députés de la Montagne éruptive se joignirent à la petite troupe. Je vous rapporte la suite dont je fus le témoin oculaire.
La sœur du défunt menait son monde avec l’autorité d’une oratrice avisée. Elle prit la parole sur la place de la République, suivie dans cet exercice par les zélés de Méchankhron (1), dont l’inévitable Alexandrine Woke qui n’aime rien tant qu’entendre l’écho de sa voix devant un public exercé aux applaudissements mécaniques. Même si elle commence à lasser son monde, la Woke parvient à se glisser dans tous les interstices de la récrimination politicienne. Firent aussi entendre leur voix Louis Braillard, replet animateur de banquet estudiantin, l’ineffable Marcel Prote, qui donne l’impression de chercher toujours une mauvaise querelle, et que l’on vit danser sur un ballon à l’effigie d’un ministre dans un numéro indigne d’un chien dressé à réjouir les passants, et encore Martin Danse-Letango, et Philémon Cocherelle, souvent énervé, et encore Aldebert Petivent, pion de collège blafard et vindicatif, l’inévitable femme Paletot, Louise de son prénom, leur patronne à l’Assemblée…
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Après la République, la marche se poursuivit dans les rues de Paris. La sœur de Léprouvé, fit une halte, puis se hissa sur l’un de ces abris, qui protègent des intempéries les clients des omnibus à impériale tirés par trois chevaux. Son porte-voix lançait loin les mots de sa harangue, qui emportait sans difficulté l’adhésion des gens. Cependant, j’étais attiré par un spectacle, que je jugeai cocasse : au pied de cette femme sculpturale sur sa tribune improvisée, on avait disposé les dix députés « éruptifs ». Je crois bien qu’on les avait affublés d’une manière de chasuble profane, qui signalait leur enrégimentement dans la cause. Il ne leur manquait que des tabourets pour former un parterre d’animaux de cirque. J’ai fui.
Je voulais vous entretenir du décevant discours de sous-préfecture que nous délivra le ministre des Écoles, M. Neu’Pap, homme raffiné d’ailleurs, toujours élégant, lorsqu’il fut remplacé à ce poste par le jeune Gabriel Fatal, assurément le successeur que souhaiterait avoir McCaron et qu’il prépare à cet effet. Et je vous aurais volontiers rapporté les dernières imprécations de Jehan-Lucilien Méchankhron, qui m’évoque à présent le fameux « Vieux de la montagne », maître d’une secte redoutable, qui lançait ses anathèmes depuis sa forteresse d’Alamut, dans le nord de l’Iran, mais la malle-poste arrive dans ma rue.
Je vous baise en pensée partout où il vous plaira. D’habitude, vous ne laissez à mes lèvres que le temps d’effleurer les vôtres, avant de les guider impérieusement vers cette partie de vous-même plus douce encore au toucher que cette étole en velours bayadère, qui couvre vos épaules et découvre tout le reste…
Je suis, de ma cousine, le plus dévoué de ses amants,
Votre cousin
Post scriptum
Je vous rappelle votre promesse : « Prévenez-moi de votre venue. Je me ferai porter à trois lieux du château, et je vous attendrai. Dès que les chevaux de votre berline paraîtront, j’irai à votre rencontre, parfumée, nue-vêtue (ainsi que vous aimez) sous mon manteau de cachemire, dont la laine fut lavée dans l’eau miraculeuse de la rivière Teviot, en Écosse. ».
Note
1) Dans les précédentes lettres à ma cousine, ce personnage se nommait Mélanchthon. Or, Philippe Mélanchthon (1497-1560) fut un théologien protestant de grande envergure, citoyen de ce qu’on nommait alors le Palatinat. Il est l’auteur de la fameuse Confession d’Augsbourg. Des lecteurs protestants ont pu se sentir offensés de ce rapprochement. Qu’ils me pardonnent.
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