Éclipsé par les dogmatiques Le Corbusier, Jeanneret et Perriand, Pierre Chareau a développé une œuvre singulière dans l’entre-deux-guerres. Cet architecte, décorateur et designer a même inventé un style : le « goût français ». Un beau livre lui rend enfin hommage.
En 2023, Pierre Chareau serait au chômage : il n’avait aucun diplôme. Pas plus que nombre des architectes de son temps : Le Corbusier, Frank Lloyd Wright, Ludwig Mies van der Rohe… Tous autodidactes. Au tournant du XIXe siècle, il faut croire que le talent était un gage de reconnaissance suffisant. On n’était pas encore entré dans la religion du bac + 7.
Sous la double signature des spécialistes Marc Bédarida et Francis Lamond, un « beau livre » en deux volumes récapitule la vie et la carrière de cet homme talentueux, émotif et discret. Jamais dogmatique ou doctrinaire, au contraire d’un Corbu follement idéalisé par la postérité, Chareau (1883-1950) a, lui aussi, traversé le premier XXe siècle : à la fois ensemblier, décorateur, designer (comme on ne le disait pas encore) et architecte.
L’homme à la pointe de la modernité
L’étendue, la diversité de son travail est souvent éclipsée par la légitime célébrité acquise de nos jours par son grand œuvre : cette fascinante « Maison de verre », commande du médecin Jean Dalsace et de son épouse Annie, et dont la construction, rue Saint-Guillaume dans le 7e arrondissement de Paris, s’est achevée en 1932. Un chapitre détaille la genèse du projet, les difficultés rencontrées pour démolir et transformer, dès 1928, un vieil hôtel particulier en une maison abritant le cabinet de consultation du docteur et l’intimité domestique du couple. La « Maison de verre » ? Un laboratoire avant-gardiste, puisant aux ressources de la modernité – transparence, matériaux innovants, organisation rationnelle des espaces, etc. – pour propager un art de vivre néanmoins rétif aux rigidités du fonctionnalisme promues par le pontife de la « machine à habiter » : Chareau, précisément, n’est pas Corbu. Il y a trente ans, le centre Pompidou avait consacré une première rétrospective à son œuvre. Elle n’en reste pas moins toujours méconnue dans toute son amplitude.
Né au seuil de la Belle Époque dans un milieu de négociants originaires du Havre, enfant « déclassé » à la suite du suicide de son père ruiné par de mauvais placements, Chareau est élevé par une mère réduite à l’indigence et contrainte de travailler comme dame de compagnie. Encore mineur, Pierre se marie avec Dollie, femme bilingue et très cultivée. Il se voit d’abord comme décorateur d’intérieur. Au sortir de la Grande Guerre, où il a servi comme canonnier, il aménage l’appartement du jeune couple Dalsace. Bientôt coopté comme sociétaire du Salon d’automne, et tandis qu’affluent les commandes privées (pour les Bernheim, Kapferer, Moscovitz, Daniel Dreyfus et j’en passe), Chareau, entré dans la mouvance d’un Mallet-Stevens ou d’un Francis Jourdain, contribue en outre, dès 1924, aux décors de L’Inhumaine – film muet du génial Marcel L’Herbier, cinéaste pour qui, plus tard, il réalise également ceux du Vertige (1926) puis de L’Argent (1928). Ainsi est-il l’une des sommités de l’exposition des Arts décoratifs de 1925. Entre décors pour le 7e art, expositions internationales, aménagements haut de gamme, Pierre Chareau fait sa mue d’architecte d’intérieur en architecte tout court. En 1927, Edmond Bernheim lui commande la villa « Vent d’Aval », à Beauvallon, dans la Drôme ; l’année suivante Chareau se lance dans la construction de la fameuse « Maison de verre »…
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On n’en finirait pas de pointer la liste de ses contributions, à l’UAM (Union des artistes modernes, fondée en 1929) ou encore au Salon de la France d’outre-mer, au Grand Palais, où, en 1940, Chareau est chargé de concevoir le « Foyer du soldat colonial ». Autant de projets documentés par les innombrables photographies publiées dans ce bel ouvrage. Comme il arrive parfois, l’Histoire coupe court au destin le mieux tracé : juif par sa mère et marié à une juive, l’Occupation le pousse à l’exode ; au terme d’une éprouvante odyssée, l’homme alors âgé de presque 60 ans parvient à embarquer pour New York, où Dollie va le rejoindre – sur le même paquebot que Marcel Duchamp. Impécunieux, le couple exilé trouve sa famille d’adoption chez les poètes, intellectuels et surtout artistes de l’expressionnisme abstrait – d’Anaïs Nin à Paul Bowles, en passant par Robert Motherwell. Après-guerre, Pierre Chareau ne rentre pas en France. Il meurt dans l’été 1950, à l’hôpital proche de la petite « pièce-maison » qu’il achevait d’aménager sur Long Island.
Nos auteurs citent Francis Jourdain, lequel disait de Chareau qu’« il ne savait vraisemblablement “ni combien il étonnait, ni combien il était original” ». Cet homme aussi profondément introverti qu’inventif, est décidément un anti-Le Corbusier. Amateur d’art et collectionneur avisé, Pierre Chareau épouse un monde de formes et de matériaux nouveaux qui ne font nullement obstacle à la tradition, à l’opulence et au raffinement. Il suffit, pour en prendre la mesure, de feuilleter les quelques 800 pages de ces deux volumes qui égrènent, pour l’un les expositions et le mobilier, pour l’autre les architectures d’intérieur et les projets et réalisations de l’architecte : meubles, luminaires, agencements… Rompant de bonne heure avec la tradition historicisante du mouvement Arts and Crafts, comme avec la Sécession viennoise, Chareau invente une écriture stylistique qui, tout en architecturant des espaces sans cloisons, en intégrant le mobilier à des volumétries repensées dans leurs usages, leurs distributions, leurs mobilités, propose un cadre de vie dont il faut aujourd’hui bien saisir le caractère de radicalité qu’il avait alors. Pourtant, comme l’écrit fort bien Marc Bédarida, « jamais il ne propose, comme Le Corbusier, Pierre Jeanneret ou Charlotte Perriand un prototype d’habitation moderne où l’existence charnelle abandonne ses droits au manifeste. » Ainsi Chareau incarne-t-il le « goût français » à son meilleur, tel qu’il eut, dans l’entre-deux-guerres, la faveur de tout ce qui comptait dans l’intelligentsia cultivée. Répertoire éloquent, dont il se pourrait qu’on éprouve la nostalgie.
Francis Lamond et Marc Bédarida, Pierre Chareau, Norma, 2023.
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