De 1979 à 2004, le film de Patric Chiha, La bête dans la jungle, donne à voir l’histoire d’une boîte de nuit parisienne, du disco à la techno. Un peu prétentieux.
« – Comment s’appelle cette boîte ? – Elle n’a pas de nom. C’est la boîte sans nom », répond la physionomiste, sous les traits – de plus en plus entamés ! – de cette légende vivante qu’est Béatrice Dalle. L’impayable actrice se fait rare à l’écran (on ne l’avait pas revue depuis L’amour c’est mieux que la vie, le dernier Lelouch) mais à chacune de ses apparitions, le soufre monte aux narines : elle en aime l’odeur, elle en attire à elle la fragrance ! Cf. Lux Aeterna, de Gaspar Noé, en 2019. L’an prochain, Fabrice du Welz, le réalisateur d’Inexorable, l’invitera dans Maldoror, à l’enseigne de Lautréamont.
Pour l’heure, revoilà donc notre Béatrice nationale en guest star quasi aphasique, placée sous l’ombrelle de l’illustrissime Henry James, auquel Patric Chiha, cinéaste autrichien de souche libano-hongroise et francophile de longue date, emprunte son titre, La bête dans la jungle – pour son troisième long métrage de fiction. Pas grand-chose à voir pourtant avec la célèbre nouvelle de l’auteur du Tour d’écrou parue en 1903, The Beast in the Jungle. Texte énigmatique, infiniment subtil et raffiné, dont l’ironie et les méandres stylistiques sont difficilement transposables. Benoît Jacquot s’y était risqué pour la télévision en 1988 ; le compositeur Arnaud Petit pour l’opéra en 2011, sur un livret de Jean Pavans ; La Chambre verte, de François Truffaut s’en imprégnait déjà en 1978 ; et Bertrand Bonello en a fait cette année un film de science-fiction, sobrement intitulé La Bête, avec Léa Seydoux, George MacKay et Philippe Katerine. Sa sortie en salle nous est promise dans les prochains mois. Autant dire que le génie absolu de l’écrivain américain mort naturalisé Anglais en l’an 1916 sert de liant à des sauces fort variées – même Marguerite Duras, en son temps, en avait cuisiné pour la magnifique Delphine Seyrig une adaptation au théâtre.
Pour en revenir au présent film qui se fraie une place dans quelques salles au creux de l’été 2023, c’est un presque-huis clos étiré sur un quart de siècle, sous les décibels où s’agrègent les corps en nage dans une transe gay/bi/ lesbienne sans fin, de l’âge juvénile de la disco jusqu’à la maturité investie par les coups de marteaux de la techno. En arrière-plan, comme autant de repères destinés à de jeunes spectateurs sensément ignares, se profilent allusivement, en guise de pense-bête, l’hécatombe du Sida, la chute du Mur de Berlin, le passage au troisième millénaire et les attentats de 2001 sur les tours du World Trade Center. A ce canevas plutôt convenu vient s’arrimer le couple May et John (Anaïs Demoustier et Tom Mercier), deux ratés très occupés à ne rien faire de leur existence, environnés de ces comparses qui, tous ensemble, ne s’emploient qu’à nous restituer, dans une nostalgie compassée, ce que fut supposément la « fête » parisienne, depuis les années 80 jusqu’au tournant de l’an 2000.
Immature et pontifiant, ésotérique et prétentieux, cette bête dans la jungle de la ville est, on s’en serait douté, celle du temps qui nous fait passer à côté de l’amour et – oisive jeunesse – perdre la vie sans l’avoir vécue. Dommage que l’acteur israélien francophone Tom Mercier, avec son physique de beau ténébreux sans âge et son doux accent charmeur si singulier, se fourvoie dans la poétique apprêtée de ce « film d’auteur » lancinant, lui qui perçait l’écran en 2019 dans Synonymes, de son passionnant et, pour le coup, très « dérangeant » compatriote, l’écrivain et cinéaste Nadav Lapid – cf. Le Policier (2011) L’institutrice (2024), Le genou d’Ahed (2021)… On se réjouit de voir bientôt Tom Mercier dans Le Règne animal, de Thomas Cailley, et dans The Incident report, de Naomi Jaye. Patience…
La bête dans la jungle. Film de Patric Chiha. France, couleur, 2023. Avec Anaïs Demoustier, Tom Mercier, Béatrice Dalle. Durée : 1h43. En salles le 16 août 2023.