Patrick Mandon. Comment devient-on l’éditeur d’Alain Soral ?
Franck Spengler. Je n’avais fait que le croiser. Il m’était apparu comme une sorte de dandy « branché », loin du père de famille que j’étais déjà. Je suis devenu son éditeur en 1992. Quelque temps après, j’ai publié sa Sociologie du dragueur (1996), mélange ambitieux de conseils de drague et d’analyses psychologiques assez fines, qui a rencontré un succès commercial mérité. Des féministes comme Élisabeth Badinter ou Sylviane Agacinski, si elles ont réprouvé le contenu de l’ouvrage, en recommandaient même la lecture !
L’auteur Soral paraît-il alors moralement suspect ?
Tout au plus l’accuse-t-on de misogynie. Son cas s’aggrave avec son livre suivant, Vers la féminisation (1999). Soral me confie ensuite Jusqu’où va-t-on descendre ?, Abécédaire de la bêtise ambiante (2002), puis Socrate à Saint-Tropez (2003). Dans ces deux livres à succès, il condamne violemment tous les communautarismes, qui minent l’unité de la nation française. Sur ce point, je suis en parfait accord avec sa pensée, car dès l’arrivée de Mitterrand au pouvoir, alors que j’étais un militant communiste de terrain, j’ai observé l’émergence de ce phénomène.
On suppose que vous n’avez pas besoin d’approuver la thèse d’un livre pour le publier, même s’il risque de choquer…
Je suis fondamentalement un libertaire, favorable à la liberté d’expression absolue. Seuls le talent et la qualité du style m’importent. Bien que viscéralement opposé à la peine de mort, je pourrais éditer un livre intelligent qui réclamerait sa réhabilitation.[access capability= »lire_inedits »] J’ai publié Serial Fucker d’Erik Rémès (2004), journal d’un séropositif gay qui multiplie les rapports sexuels non protégés, alors que j’en désapprouvais le contenu : Act Up a saccagé mon bureau.
Aucune liberté n’est absolue, comme le précise la déclaration des droits de l’homme. Ne faut-il pas censurer les appels à la haine ou l’apologie du crime ?
La censure, je sais ce que c’est depuis l’enfance. En 1968, j’ai vu ma mère, Régine Deforges, céder au plus grand désespoir lorsque sa réédition du Con d’Irène, d’Aragon, a été condamnée pour outrage aux bonnes mœurs. Devenu adulte, j’ai dû batailler pour imposer et faire respecter la liberté d’expression. Jean-Marie Le Pen m’a intenté trois procès, j’en ai gagné deux, perdu un, mais c’est grâce à moi et à un dessin de Siné qu’on a le droit de le représenter avec des vêtements nazis ! La violente interdiction du spectacle de Dieudonné m’a choqué. Il y avait d’autres mesures à prendre.
Lesquelles ? Les autorités devaient-elles rester les bras croisés face à la violence de ses propos sur scène ?
Notre arsenal juridique permettait de le condamner, sans interdire « Le Mur ». En le frappant au porte-monnaie, on fait de Dieudonné un martyr, notamment aux yeux de la jeunesse. Mes fils de 13 et 16 ans sont ulcérés par cette censure : « C’est dégueulasse, papa, tu devrais sortir un livre sur cette affaire ! », m’ont-ils dit. Nous avons basculé dans une morale en noir ou blanc qui criminalise le rire. Il se trouve que le terrible sketch de Dieudonné sur le cancer m’a amusé : cela fait-il de moi un ennemi des cancéreux ? J’aime les films de Woody Allen, suis-je pour autant sioniste ?
Woody Allen n’est pas connu pour son sionisme militant, alors que Dieudonné multiplie les sorties antisémites. Alain Soral faisait figure de pamphlétaire un peu virulent, il démontre aujourd’hui une obsession antijuive. Que s’est-il passé ?
Un tournant a eu lieu le 24 septembre 2004. Ce jour-là, Soral tient des propos inqualifiables[1. « Quand avec un Français juif sioniste, tu commences à dire : y’en a peut-être des problèmes qui viennent de chez vous, vous avez peut-être fait quelques erreurs, c’est pas systématiquement la faute de l’autre totalement si personne peut vous blairer partout où vous mettez les pieds – parce que, en gros, c’est à peu près ça leur histoire, ça fait quand même deux mille cinq cents ans qu’à chaque fois qu’ils mettent les pieds quelque part, au bout de cinquante ans ils se font dérouiller. […] Je pense qu’il y a une psychopathologie du judaïsme-sionisme qui confine à la maladie mentale… »] sur les juifs dans l’émission « Complément d’enquête » sur France 2. C’est énorme, nul, maladroit. Pour sa défense, il m’explique avoir beaucoup bu avec les jeunes journalistes qui l’interrogeaient sur le sionisme et les juifs depuis cinq heures. Après la diffusion de l’émission, le tribunal le sanctionne a minima. Mais il est perdu de réputation. Depuis, il s’est définitivement raidi et s’en tient à une conviction, que je ne partage nullement : les médias sont contrôlés par la « communauté organisée » des juifs. Persuadé qu’on ne lui accordait pas le statut d’intellectuel qu’il mérite, il a considérablement élargi son audience grâce à Internet.
En flattant la fibre complotiste qui ne demandait qu’à s’activer… Est-ce digne d’un intellectuel ?
Alain Soral a une culture immense. Quoi qu’on en pense, c’est un excellent essayiste ostracisé, qui incarne le « mauvais côté de la force » aux yeux de nombreux critiques. Il est incontestablement un intellectuel, dans toute l’acception du mot.
Comment expliquez-vous sa folie et sa virulence ? Une enfance malheureuse ?
Ce n’est pas en usant de psychologisme qu’on comprendra Alain Soral. Enfant, il redoutait les colères de son père. Et alors ? Qu’est-ce que ça prouve ? Soral n’est ni haineux ni bilieux, il est combatif. C’est un boxeur qui donne de la voix, un guerrier.
Ni bilieux ni haineux, vous plaisantez ? En tout cas, vous êtes un éditeur loyal…
Et lui un auteur fidèle aux éditions Blanche, alors que d’autres éditeurs le courtisent.[/access]
*Photo : Sichov/SIPA. 00574176_000007.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !