Figure reconnaissable entre mille, Harold Hyman est le Monsieur Relations Internationales de CNews. Lunettes rondes à monture épaisse, bretelles rouges bien en évidence, son érudition et sa capacité à transformer une carte en un récit captivant ne sont plus à démontrer. Causeur a voulu savoir comment un Américain a pu – et voulu – s’imposer aux médias français et quelles sont ses préoccupations majeures quand il regarde le monde contemporain en face. Propos recueillis par Alix Fortin et Jeremy Stubbs.
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Causeur. Dans quelle mesure, la montée de l’islamisme justifie-t-elle la notion d’un « choc des civilisations » popularisée par Samuel Huntington dans un livre datant de 1996 et rarement cité aujourd’hui ?
Harold Hyman. Huntington avait raison quand il soutenait que la démocratie et les valeurs occidentales n’intéressaient pas le Moyen Orient. Les puissances occidentales s’illusionnaient à cet égard. Car au Moyen Orient les classes moyennes montantes, à la différence des élites occidentalisées, ne voulaient pas de cet Occident décadent. Jusque-là, je suis l’analyse de Huntington, mais je n’accepte pas les conclusions qu’il en tire. Selon lui, il faut diviser le monde en cinq grandes zones d’influence – cinq grosses patates ! Chacun restera dans sa patate et on parlerait de patate à patate, afin d’éviter des guerres inutiles. C’est une vision de la stratégie réduite à un jeu de société pour adolescents. Huntington croyait que cette division du monde en patates serait apte à réduire la menace islamiste dans la mesure où les musulmans seraient moins frustrés. Si les Occidentaux leur faisaient moins de leçons de savoir-vivre politique, la tension diminuerait. Je pense à l’immense erreur d’Obama qui s’excuse devant les étudiants d’Al Azhar pour l’impérialisme américain d’autrefois, tout en les montant contre l’allié Hosni Moubarak.
Huntington a disparu trop tôt pour voir qu’un deuxième volume manquait à son œuvre, car le bloc musulman n’est plus sous influence culturelle occidentale exclusive, et se retrouve en guerre, également avec lui-même. Aujourd’hui, l’islamisme est un danger énorme pour les sociétés occidentales, vu l’immigration de masse illégale qui se fait en bateau, en camion, en train, à pied. Certes, le monde a toujours connu de l’immigration dans tous les sens, mais les moyens de transport dans le passé imposaient des limites, et les administrations pouvaient traiter tous les cas. À l’époque actuelle, on ne pourra jamais traiter toutes les demandes, alors qu’il est matériellement possible d’installer des millions de migrants dans presque n’importe quel pays occidental au point de submerger la population actuelle. C’est ce qui est presque arrivé à Fidji, où la population est à plus de 40% indo-pakistanaise, et les Mélanésiens autochtones ont dû faire plusieurs coups d’État depuis 1987 et imposer des règles constitutionnelles pour garantir les droits des peuples autochtones, pour créer un régime qui inspire un peu la Nouvelle-Calédonie.
Avec l’immigration de masse, on se trouve face à une situation où de nombreux immigrés imaginent une société séparée, de religion différente, hostile à la société d’accueil. Cela veut dire qu’un jour, une ville occidentale entière serait soumise à une espèce de « charia light ». Le discours islamiste se résume ainsi : « Qu’est-ce que vous avez contre le charia ? 90% de la charia est déjà dans le code pénal ! » Notre réponse devrait être : « Ce sont les 10% qui sont problématiques, et on n’ a pas besoin de la charia pour les 90% ! » Le christianisme, heureusement, n’a plus ces lois-là. Les chrétiens ont commis moult horreurs comme les inquisitions, les guerres de religion, et les conversions forcées. Mais ce n’est pas dans la doctrine. L’Église se veut à la fois immuable et adaptable à son époque. Par contre, en islam on est dans la doctrine pure, il n’y a pas de frein à la fuite en avant. Le premier gamin de 14 ans peut facilement lire certaines phrases du Coran et partir au djihad. Chez les chrétiens, on ne va pas partir en croisade en vertu d’une petite phrase de Saint Luc. Alors que dans la charia, tout est écrit.
Comment nous sommes-nous mis dans ce pétrin ? Comment en sortir?
Les Occidentaux n’ont pas su anticiper ce danger du choc des populations à l’intérieur de la nation, qui nous menace d’une nouvelle guerre de religion. Houellebecq dans Soumission l’a imaginé de manière vraisemblable. En même temps, nous autres Occidentaux n’avons pas su séduire ces populations. Nous nous croyons séduisants, car des gens se noient en tentant de venir chez nous. Mais leur but n’est pas défini, ils ne rêvent pas d’assimilation. Et pour cause : l’image que projette d’elle-même la vie occidentale est trop souvent celle d’un simple supermarché consumériste. Dans les années 1990 et 2000, nous avons montré notre société au reste du monde comme étant une plateforme de divertissement, de produits culturels, de professions attractives, de plaisirs sexuels, de loisirs grisants, de subventions, d’hôpitaux. Or, l’adhésion franche à notre cause occidentale était trop timidement proposée et, le relativisme faisant son œuvre, nous avons laissé les nouveaux venus vivre en liaison avec le pays de départ. Soyons honnêtes aussi: une certaine discrimination, une dose de racisme, ont existé, permettant de cantonner les Nord-africains et les Africains subsahariens dans des professions manuelles.
Dans une certaine mesure, nous avons toléré, voire inconsciemment encouragé une hostilité envers les Français de cœur ou de souche chez tant de nouveaux-venus grisés par le sentiment d’orgueil civilisationnel blessé. Ce sentiment est fort chez les Arabes musulmans récemment décolonisés, et même chez des chrétiens africains. Notons qu’aux États-Unis – success story de l’intégration – les immigrés venaient de pays souverains jamais soumis à Washington, avec l’unique exception du Mexique. Jusqu’à récemment, aucun immigré n’arrivait avec un compte à régler avec les Américains. Aujourd’hui, les Palestiniens, Irakiens, Somaliens, doivent digérer l’ambigüité d’un néo-colonialisme américain indirect sur le sol de leur patrie d’origine.
Comment expliquer le succès actuel de ceux qui militent contre l’avortement aux États-Unis ?
La tendance anti-avortement fait partie d’un train. Il y a une locomotive et les wagons : un wagon anti-avortement, un autre anti-LGBTQIA+, un autre anti-Darwin, et un autre contre la redistribution envers les minorités raciales. Donc, généralement, celui qui est anti-avortement accepte également tous les autres wagons du train. Et comme aux États-Unis le niveau d’éducation a toujours été très inégal, même parmi les Blancs, vous avez encore une fraction des Américains qui pensent que la bible, interprétée de manière littérale, est le seul livre que l’on a besoin de lire. Ils pensent que le monde a commencé il y a 5 000 ans et que l’on descend directement d’Adam et Ève. Même ceux qui se réclament de Darwin sont obligés de proclamer leur croyance en Dieu. En France, on n’entend pas de déclaration pareille : l’athéisme a pleinement droit de cité. Aux États-Unis il y a d’un côté les gens de la classe aisée, instruite, connectée, « cool » et dénuée de racisme, et de l’autre, ces militants évangéliques qui contrôlent plusieurs États comme l’Alabama, le Mississippi, l’Arkansas, l’Indiana, la Caroline du Sud, et même le Texas. Ils sont contre l’avortement et tout ce qui est LGBT et ils sont discrètement méprisant envers les Noirs.
Mais les conservateurs américains ne défendent-ils pas les valeurs chrétiennes?
À leurs yeux, c’est ce qu’ils font. Les adversaires de l’avortement se vengent après 60 ans de lutte continue. Mais ils se vengent aussi du wokisme contemporain. Pour ces conservateurs populistes et surtout évangéliques, différents des Républicains modérés d’il y a encore une génération, l’avortement est devenu prioritaire par rapport au mariage gay qu’ils n’ont pourtant pas digéré. La Cour Suprême, sous Obama, a entériné le mariage gay, mais la Cour façonnée par les nominations de Trump est parvenue à renverser le jugement favourable à l’avortement.
Il est difficile de prédire l’avenir mais quelles sont les sources de danger dans le monde que nous sous-estimons ?
Je pense que la crise climatique est bien plus grave que l’on ne croit, car les effondrements se font par palier. On le voit déjà avec la calotte glacière au Groenland qui est à un point de non-retour ou avec le brouillard de particules canadiennes qui a engouffré la ville de New York pendant quatre jours au mois de juin. Et on sait que la réaction publique et gouvernementale sera médiocre dès le danger passé. New York a subi une inondation partielle en 2012, dont aujourd’hui l’on ne se souvient guère tandis que des immeubles sont construits en zone inondable en plein Manhattan. Les réticences à faire le nécessaire sous prétexte que le réchauffement est peut-être une illusion, est irrecevable. Tout aussi ridicules sont ceux qui affirment que le réchauffement est tellurique et non anthropique, et ainsi homo sapiens n’aurait rien à se reprocher, et que la possibilité de cultiver des vignes en Islande serait une aubaine. Je me dis que si jamais le réchauffement n’était pas vraiment en cours ou évitable, alors tous les efforts pour l’enrayer auraient quand même fait beaucoup de bien à l’environnement! C’est comme quelqu’un qui se croit malade sans l’être : en améliorant son mode de vie, il ne se sentirait que mieux. Il y a zéro risque à faire mieux.
Le deuxième danger vient des réseaux sociaux, Tik Tok et compagnie, l’intelligence artificielle. Beaucoup trop de gens mettent leurs certitudes entre les mains de ces innovations technologiques. Ils ne vérifient pas les sources, ingèrent tant d’informations douteuses et se complaisent dans le suivisme hystérique. Les fausses vidéos, le métavers, vont engendrer des consommateurs qui agiront comme les singes du Livre de la Jungle, suivant n’importe quelle lubie. Cela engendrera aussi des mouvements anti-réseaux sociaux, mais au final la culture sera tout de même en danger. J’insiste sur le fait que la culture pré-électronique nous a déjà tout donné, l’on peut facilement imaginer l’avenir grâce à la littérature, car pour chaque crise diplomatique, il y a un roman ou une pièce de théâtre qui traite du sujet sous forme de dystopie ou de politique fiction. Si l’on prive les jeunes de la littérature, pour ne les nourrir que de produits électroniques, on a un danger de déculturation.
Le dernier danger est le néo-impérialisme militaire, style russe, turc ou chinois. L’hégémonisme américain me semble en déclin, et ne cherche pas à inféoder l’Occident contrairement à ce que l’on entend sans cesse. Or, le parti communiste chinois en ce moment veut briser l’âme et souvent les corps des Ouïgours et des Tibétains, on n’en parlera jamais assez. Heureusement que vis-à-vis du projet impérial russe l’on résiste, y compris en Russie. Ce genre d’invasion peut être reproduit dans de nombreux pays, et plus les forces armées sont considérables, plus les ambitions vont loin dans la destruction. Israël aussi risque de céder à cette tendance, la République islamique d’Iran y est déjà avec une finalité apocalyptique. Voilà les dangers.