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Ne dites plus que c’était mieux avant

"Avant" de Jean-Bertrand Pontalis (Gallimard, 2012)


Ne dites plus que c’était mieux avant
Jean-Bertrand Pontalis (1924-2013), philosophe, psychanaliste et écrivain français © BERNARD BISSON/JDD/SIPA

Dans son livre “Avant”, publié en 2012 chez Gallimard, Jean-Bertrand Pontalis développait une modeste mais passionnante philosophie du temps, et se refusait à découper le temps.


« C’était mieux avant ». Que de fois nous la faisons nôtre, comme une évidence, cette phrase ! « Quand, au lycée, on se levait à l’entrée du professeur… Quand à Roland Garros, les joueurs vêtus de blanc ne tendaient pas le poing… Quand tous mes amis, quand tous ceux que j’aimais étaient vivants… Quand j’ignorais ce qu’était une insomnie. Quand on ne goûtait que des fruits de saison… Quand et quand et quand… Nostalgie ? Bien plutôt amour des commencements. Comme dans l’air délicieux de Don Juan « la ci darem la mano », avant, c’est le jour où on éprouve, pour la première fois, tel sentiment. Et celui où on a vu un être vivant devenir « ce je ne sais quoi qui n’a pas de nom… » [1]

Souvenirs souvenirs…

Délicieux « petit livre » que celui de Jean-Bertrand Pontalis, sous- titré La traversée du temps qui, tissant ensemble psychanalyse, littérature et peinture déroule, avec autant de rigueur que de fantaisie, le fil rouge de la mémoire et des souvenirs sans découper le temps, pour faire de nous des êtres ayant tous les âges en même temps. Pas de théorie ni de considérations pontifiantes mais une manière d’appréhender les choses sous la forme d’un « je me souviens » de Pérec. Prose légère qui fait advenir ce que la mémoire dévoile, occulte, garde, répète, néantise : ce travail de l’analyse dont l’auteur voit l’analogie profonde avec la littérature. Ce qui nous vaut une série de chapitres courts aux titres poétiques. J’en prends quelques uns au hasard. 

Oublieuse mémoire : ce titre emprunté au poète Supervielle analyse la photographie, toujours porteuse d’une disparition, à travers le livre de Barthes La Chambre claire et le livre de Pérec Un souvenir d’enfance. Passer de l’autre côté raconte l’emprise des morts sur les vivants à travers la nouvelle balzacienne, Adieu, ouvrant une fenêtre sur Céline. Sehnsucht aborde la difficile transposition des mots d’une langue à l’autre : nous le savions mais pas dit comme ça ; la nostalgie du présent. Ou c’est une rêverie sur Ulysse dans l’Odyssée. Ou encore une variation sur l’insaisissable origine, depuis la Genèse jusqu’au Journal d’Odilon Redon, en passant par Courbet, et notre propre vertige. Odilon Redon, justement, on le retrouve plus loin, avec Caspar Friedrich. Iles tisse de manière très personnelle le lien entre l’analyse et l’île et la presqu’île. Explicitant que pour tout un chacun, « avant », c’est son enfance — vert paradis ou détestation comme chez Sartre— c’est avec l’enfance et le langage que tout commence. Et Jean-Bertrand Pontalis d’écrire un abécédaire de l’enfance où humour et lucidité grinçante rivalisent. Le célèbre « Qui va là ? exclamation poussée, selon Freud et ses successeurs, par l’aîné quand il voit arriver un petit frère » renvoie à un livre de l’auteur lui-même, d’une férocité drôle et vacharde, sur les rivalités fraternelles célèbres, racontées ou peintes.

A lire aussi, Jacques-Emile Miriel: Milan Kundera et notre petite île de temps

Rien de très original, dira-t-on, dans cette philosophie du temps. C’est l’Histoire et les calendriers qui nous imposent, dit l’auteur, un découpage entre un avant et un après : avant et après la révolution française, l’avant et après guerre, avant et après la colonisation, la Shoah, la mondialisation. Si cette fragmentation du temps, nous l’appliquons de la même manière à nos histoires individuelles alors que nous n’aspirons à « d’autre éternité que celle de l’instant », on peut dire que l’écriture de Pontalis éternise, grâce à un va-et-vient entre littérature, peinture et analyse, des fragments de mémoire, à travers un je évanescent et actif dont la source se trouve dans l’infans : celui qui, sans parole, cherche à faire entendre sa « voix » : voix unique et précieuse.  Pontalis est poète à sa manière…

Mort en 2012, Jean-Bertrand Pontalis tenait beaucoup à ses « petits livres » qu’il produisait régulièrement. Petits au sens des petits poèmes en prose baudelairiens. Sa démarche cavalière, pleine d’élégance et d’humour, aborde, mine de rien, les choses les plus graves. Exemple : sans aller jusqu’à la maladie d’Alzeihemer, nous nous plaignons souvent d’une mémoire infidèle. Pontalis rapporte le conte de Borgès tiré de Fictions : l’histoire d’un jeune Indien à la mémoire hypertrophiée, incapable d’oubli, « totale, sans limites », effrayante comme la folie. Et de conclure, reprenant Nietzsche : « Quelle chance est la nôtre de pouvoir oublier et parfois, mais parfois seulement, se ressouvenir ? » 

Dans une interview, Pontalis faisait remarquer que « avant » n’a pas toujours une valeur négative : on parle de l’avant d’un bateau, d’une « traction avant », de la fuite en avant. La vérité est qu’avant est « un hors temps qui échappe au temps des horloges. » Là encore, rien d’original, tout est dans la manière de le dire. « Si tout n’était pas aimable, c’était mieux avant. C’était quand, déjà ? » Quand tout n’était pas idéologie… Et quand… Et quand… Dans la foulée, lisons, si ce n’est déjà fait, le délectable Dormeur éveillé du même auteur.

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[1] Le « je ne sais quoi » est de Bossuet.



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Marie-Hélène Verdier est agrégée de Lettres classiques et a enseigné au lycée Louis-le-Grand, à Paris. Poète, écrivain et chroniqueuse, elle est l'auteur de l'essai "La guerre au français" publié au Cerf.

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