La réforme du baccalauréat, proposée par l’ancien ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, qui supprime les trois filières du baccalauréat général (L, ES, S) afin de favoriser un système de spécialités, a des effets désastreux sur l’enseignement de la philosophie, dénoncent deux agrégées.
La philosophie est aujourd’hui en danger. Discipline exigeante, mère des sciences occidentales, elle fut introduite dans notre système éducatif en 1808 par Napoléon Bonaparte pour former des citoyens éclairés capables de réfléchir de manière autonome sur les questions morales, politiques et sociales, ou encore de participer activement aux débats d’idées de notre pays. Matière fondamentale intégrée dans le cursus du secondaire (une « exception française »), permettant d’éduquer au raisonnement et d’évaluer les capacités de réflexion des élèves, elle est aujourd’hui marginalisée, dénaturée et reléguée au second rang par la réforme du bac entrée en vigueur depuis 2021 mais dont on commence seulement à percevoir les effets néfastes.
Cette réforme, mise en place par l’ancien ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer et maintenue par Pap Ndiaye, est actuellement remise en question de toutes parts, y compris par le ministre lui-même qui semble découvrir benoîtement ses dysfonctionnements alors que les professeurs n’ont cessé de déplorer ses conséquences tout au long de l’année. En tant qu’enseignantes de philosophie, attachées à l’exercice de l’esprit critique et au « loisir » de la pensée, nous y décelons plusieurs aberrations qui doivent absolument être corrigées.
Le baccalauréat est joué avant son obtention
Il ne s’agira pas ici de s’appesantir sur les éléments de la réforme dont l’absurdité est désormais évidente pour tous : la suppression des filières (anciennement L, ES, S) et la mise en place de spécialités qui brise l’unité des classes en opérant une insidieuse sélection à caractère social (comme en témoigne l’abandon des maths par les classes sociales défavorisées) ; le placement absurde des épreuves de spécialités au mois de mars, ce qui oblige les professeurs à faire ingurgiter leur programme en six mois tout en démobilisant les élèves au troisième trimestre, les résultats des examens étant connus à 85% au mois d’avril ; le « grand Oral » qui n’a de grand que le nom et qui signe le triomphe de la rhétorique sur la pensée[1] ; la destruction, enfin, du baccalauréat puisque tout est joué avant son obtention : celui-ci s’efface en tant que rite initiatique et implose littéralement en une myriade d’épreuves disséminées tout au long de l’année, rythmé par le contrôle continu qui lui ôte toute impartialité, tout en exacerbant la pression exercée sur les enseignants.
La réforme inflige à la philosophie plusieurs coups bas en la grevant de handicaps dont elle ne se remettra probablement pas. Tout d’abord, son coefficient moindre (8) par rapport aux spécialités (16) contribue à la marginaliser dans l’offre d’enseignement (« Madame, on vous aime bien mais franchement la philo, ça passe après ») ; le positionnement de son épreuve en fin d’année, au mois de juin reste a priori inchangé mais se situe désormais après que les résultats de l’obtention du bac sont connus des candidats, la philosophie ne servant plus alors que de passerelle vers la mention pour les élèves sérieux – c’est ce qui explique la baisse du niveau des copies et la décontraction manifeste des candidats lors de l’épreuve (« la philo, c’est juste pour le fun ») ; un autre revers infligé par la réforme à notre discipline est l’importance soudaine accordée au contrôle continu qui transforme les enseignants en « distributeurs à bons points » (nous reviendrons sur ce point). Enfin, alors que les spécialités bénéficient de conditions de travail privilégiées (faibles effectifs et forts coefficients), la philosophie, matière réputée difficile s’il en est, se voit non seulement dotée d’un coefficient moindre mais aussi d’effectifs pléthoriques (classes à 35) et d’emplois du temps souvent anti-pédagogiques en raison de son appartenance aux « laissés pour compte » du tronc commun.
Les effets délétères de Parcoursup
Revenons à la question du contrôle continu : la réforme Blanquer lui confère une importance hors-norme comme modalité d’évaluation quasi exclusive, seules deux matières (la philosophie et le « grand oral ») figurant au titre d’épreuves terminales. Or le contrôle continu aggrave la position clientéliste du parent et de l’enfant – déjà bien trop présente au sein de l’école – et accentue la pression subie par l’enseignant tout en ôtant, de fait, un caractère national à l’examen (puisque dans beaucoup de matières c’est désormais l’enseignant qui note ses propres élèves). Les deux premiers trimestres, pendant lesquels l’élève pense jouer son avenir, sont cruciaux pour l’obtention de ses vœux sur Parcoursup[2]. Celui-ci se trouve dès lors intégré à une compétition sans merci, gérée par des logiciels froids et calculateurs, dont personne ne comprend vraiment les règles mais dont on imagine que la note et l’appréciation y jouent un rôle central. Cette nouvelle donne a un effet tout à fait délétère sur l’ensemble du système scolaire qui est ainsi exposé au favoritisme mais surtout sur la classe de philosophie pour des raisons qui lui sont propres.
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Cette dernière, en effet, a toujours été, jusqu’à ce jour, une enceinte sacrée où professeurs et élèves pouvaient dialoguer librement, à l’abri des pressions de la société marchande, partout ailleurs présentes. Aujourd’hui, la pression liée au contrôle continu a transformé la classe en un lieu de négociations constantes où il est demandé à l’enseignant de servir l’ambition d’élèves et de parents qui se montrent de plus en plus intrusifs dans le système d’évaluation. La classe de philosophie est ainsi en passe de se transformer en un lieu de négoce où l’objectif de rentabilité devient la règle, ce qui ne pouvait pas être davantage aux antipodes de sa vocation première, comme de celle de l’école en général[3]. La philosophie se voit sommée de distribuer des bonnes notes. Exit le temps où les élèves pouvaient penser sans pression ni enjeu décisif, se risquer à des interprétations, errer, voire même échouer, et recommencer. Les élèves n’ont plus le droit de se tromper ni même de progresser. La copie parfaite doit être rendue en début d’année sans tâtonnement, sans droit à l’erreur : pour des élèves qui découvrent une nouvelle discipline aux contraintes particulières (cf. la dissertation de philosophie), cela relève de la gageure et conduit structurellement à une surenchère de triche. Quel système éducatif peut être fondé sur une telle absurdité (l’impossibilité de progresser) ? L’enseignement actuel de la philosophie doit subir des contraintes dont l’esprit est profondément antiphilosophique.
Un système pervers
L’école ne doit-elle pas être un lieu protégé, à l’abri de la pression temporelle que nous imposent la société et le « monde du travail », un lieu dénué d’enjeux matériel ou honorifique si ce n’est la joie d’exprimer sa curiosité, d’aiguiser sa pensée et d’accéder au vrai ? Entre deux voies, l’école doit choisir. D’un côté, l’autonomie intellectuelle et la formation de l’esprit, de l’autre l’hétéronomie intellectuelle, la mentalité d’esclave et l’asservissement à l’opportunisme économique. De quoi notre société a-t-elle le plus besoin aujourd’hui ? ll va sans dire qu’une société qui désapprend à réfléchir et à débattre constitue un terrain fertile à la répétition de modèles historiques dangereux. Si l’on souhaite magnifier les émotions et les prêches au détriment de la raison, il vaut mieux en effet se débarrasser de la philosophie.
Contre l’injonction à la performance, le refus de la pensée, nous demandons que soient laissés aux élèves le temps et le loisir de la réflexion car la raison est une capacité qui se développe et qui doit errer avant de « performer ». Pour que la classe de philosophie redevienne un lieu où la pensée peut authentiquement se déployer, pour qu’elle ne soit pas une succursale supplémentaire de l’esprit marchand et comptable qui pollue notre époque, il convient impérativement de supprimer et ce, dans toutes les disciplines, le contrôle continu comme modalité privilégiée d’évaluation au baccalauréat, système pervers qui prive non seulement les élèves de leur liberté intellectuelle et de leur capacité à s’améliorer mais encore qui invite à une négociation permanente avec leur professeur – le plaçant dans une situation extrêmement fragile- pour aboutir finalement à une criante rupture d’égalité et d’objectivité : comment ne pas voir qu’un tel système met à l’honneur le clientélisme et l’absence de neutralité que seul peut assurer un examen anonyme ? Le ministère de l’Education nationale doit impérativement retrouver la voie du bon sens et rétablir l’ensemble des épreuves finales du baccalauréat au mois de juin en cessant de diviniser la plateforme Parcoursup qui attendra bien, comme par le passé, les résultats des épreuves de fin d’année pour rendre ses avis. En aucun cas, l’éducation ne saurait devenir l’ancilla, la servante de mobiles purement économiques et comptables (faire « l’économie » des épreuves écrites finales) sans mettre en danger l’équilibre de notre jeunesse et de notre civilisation.
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[1] On reconnaîtra là une compétence orale particulièrement chère aux INSPE, institutions chargées de former (« déformer » serait plus exact) les professeurs stagiaires et dont le contenu est soit indigent soit idéologique. Mais développer ce point, pourtant fondamental, nous mènerait trop loin.
[2] Plateforme qui recueille les vœux d’affectation des futurs étudiants de l’enseignement supérieur.
[3] N’oublions pas que le mot « école » vient du grec Skholè qui signifie le « temps libre » ou encore le « loisir ».
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