Un film social turc de trois heures et quart durant lesquelles on ne s’ennuie pas. Si si !
L’émérite cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan (né en 1959) s’est fait de longue date une spécialité de fouailler avec une âpre délectation les viscères d’une société prise en étau entre tradition et modernité, appliquant son regard cruel et acéré sur des personnages qui se déchirent souterrainement, le plus souvent à l’écart de la ville, dans les confins rugueux de l’Anatolie où ils vivent leur état comme un exil intérieur. On se souvient de Winter Sleep, Palme d’Or 2014 ou, plus près de nous, du Poirier sauvage, sorti en 2018, deux joyaux dans la lignée d’une filmographie sans scories, et dont la haute exigence appelle chez le spectateur plus d’attention que n’en réclame le train-train formaté des séries. D’autant que Ceylan ne fait jamais court : Les herbes sèches se lâche plus que jamais dans la durée : trois heures un quart ! Pourtant, on ne s’ennuie pas. Tout se passe comme si le film en combinait plusieurs.
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Prof de dessin depuis quatre ans dans le collège d’un patelin reculé de l’Anatolie, Samet (Deniz Celiloglu) attend désespérément sa mutation à Istanbul, tout en partageant ses soucis avec Kenan (Musab Ekiri), son colocataire, célibataire frustré en quête d’amour. L’enseignant égotiste noue avec ses jeunes élèves une relation d’autorité assez rude, qu’il croit détendre en leur offrant parfois de modestes cadeaux : aussi la jeune Sevim (Ece Bagci), 15 ans, reçoit-elle de sa main, en toute discrétion, un miroir de poche sensément utile pour son maquillage – signe extérieur, chez elle, d’une précocité ambigüe… Ces mœurs un peu limite finissent par déclencher une enquête du rectorat contre Samet, accusé de gestes déplacés envers ses élèves. D’autant que Samet a confisqué une lettre d’amour écrite par Sevim, dont il se croit (sans doute à tort) le destinataire, et refuse de la lui rendre, ce qui déclenche soudain l’ire de la demoiselle…
Sur un autre registre, Les herbes sèches développe, au long de cette lente hibernation en milieu clos, un dialogue philosophique sur la mort, le destin, le rapport à la foi, etc. dans lequel s’affrontent, dans de longues joutes, les idiosyncrasies des protagonistes. Le film emprunte enfin au drame passionnel lorsque, jouant les entremetteurs, Samet présente à Kenan la nouvelle enseignante, Nuray, une ancienne activiste frappée d’infirmité (elle est devenue unijambiste à la suite d’un accident), mais qu’il s’empresse de ravir à la flamme que lui voue silencieusement son collègue, pour vivre avec la jeune femme en révolte une brûlante liaison érotique. Personnage antipathique, Samet concentre ainsi en lui le cynisme, la noirceur et la férocité d’une société turque décrite comme schizophrène, car chaque jour plus écartelée entre les préceptes d’une religion mahométane en regain de faveur, et les mirages de la modernité. Dans l’emprise toute allégorique de cet hiver glacial saisi par la neige, l’état des lieux ne manque pas de lucidité, au risque de passer pour pontifiant.
Les herbes sèches. Film de Nuri Bilge Ceylan. Turquie, France, Allemagne, 2023, couleur. Durée : 3h17. En salles le 12 juillet.