En confortant le choix de la fédération française de football (FFF), ce 29 juin, de refuser tout port de signe à caractère religieux lors des compétitions, le Conseil d’État a agréablement surpris.
Par son arrêt du 29 juin 2023, le Conseil d’Etat, saisi par des associations « hijabeuses » ainsi que par la ligue des droits de l’homme, a rejeté leur requête tendant à l’annulation de l’article 1er des statuts de la fédération française de football (FFF), énonçant depuis 2006 que sont interdits, à l’occasion de compétitions ou de manifestations organisées sur le territoire de la Fédération ou en lien avec celles-ci « – tout discours ou affichage à caractère politique idéologique, religieux ou syndical, – tout port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale, – tout acte de prosélytisme ou manœuvre de propagande ».
Le Conseil d’État devait donc statuer sur la situation des usagers d’une fédération sportive chargés d’une mission de service public, relative à l’organisation de compétitions en vertu de l’article L131-15 et suivant du Code du sport.
Une décision bienvenue
Le Conseil d’État rappelle préalablement la situation des agents de la FFF (et des personnes sur lesquelles elle exerce une autorité hiérarchique ou un pouvoir de direction) avant de statuer sur celle des « autres licenciés ». Sur les premiers, la haute juridiction rappelle que la fédération est tenue de prendre toutes dispositions pour que ses agents et lesdites personnes, qui participent à l’exécution du service public, s’abstiennent, pour garantir la neutralité du service public, de toute manifestation de leurs convictions et opinions. Ils sont donc soumis à un devoir de neutralité.
Sur « les autres licenciés », le Conseil d’État fonde sa décision sur le pouvoir réglementaire dont la fédération dispose pour l’organisation et le fonctionnement du service public. Il précise que les mesures d’interdictions doivent toujours être adaptées et proportionnées.
Il juge en premier lieu que la fédération détermine les règles de participation aux compétitions et manifestations qu’elle organise et qu’elle pouvait à ce titre interdire « tout acte de prosélytisme ou manœuvre de propagande », qui sont de nature à faire obstacle au bon déroulement des matchs. Ces règles peuvent légalement avoir pour objet et pour effet de limiter la liberté de ceux des licenciés, (non tenus) au respect du principe de neutralité car non sélectionnés en équipe de France, d’exprimer leurs opinions et convictions, si cela est nécessaire au bon fonctionnement du service public ou à la protection des droits et libertés d’autrui.
Il juge en second lieu que l’interdiction du « port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, religieuse ou syndicale », peut légalement être prise puisqu’elle est limitée aux temps et lieux des matchs de football et qu’elle apparaît nécessaire pour assurer leur bon déroulement en prévenant notamment les affrontements ou confrontations sans lien avec le sport. La mesure est donc adaptée et proportionnée.
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Le Conseil d’État n’a pas suivi l’avis de son rapporteur public, qui suggérait d’annuler l’article en cause aux motifs qu’aucune exigence de neutralité ne s’impose aux joueurs de football, que ce sport est « truffé » de signes d’appartenances religieuses, comme la « croix de malte » sur les maillots des joueurs du club d’Auxerre, et rappelait que la FIFA et l’ensemble des fédérations sportives internationales autorisent le port de l’hijab en compétition. D’une part, la référence à la croix de Malte traduit la confusion entre l’héritage culturel qui vient du fond des âges et la manifestation ostentatoire d’une appartenance religieuse. D’autre part, le rapporteur public répète la doctrine classique de la neutralité-abstention qui oblige les seuls agents du service public, et qui préserve la liberté des usagers, sauf trouble grave à l’ordre public, de manifester ostensiblement leur appartenance religieuse consistant en l’espèce pour des joueuses de football à porter le hijab pendant les matchs. Néanmoins, la laïcité qui n’est pas expressément citée par le Conseil d’Etat, est un corolaire du principe de neutralité du service public. Or, l’envahissement de l’espace public par le fait religieux affecte les droits et libertés d’autrui, de sorte que le principe de neutralité peut dans ces circonstances s’étendre aux usagers (neutralité des tenues lors des compétitions et manifestations sportives). Peut-on invoquer par ailleurs les valeurs universelles du sport, l’esprit collectif qui animent une équipe, et transcendent l’appartenance religieuse de ses membres ? Raisons pour laquelle la règle 50 de la charte olympique pose l’exigence de neutralité.
En ne suivant pas l’avis de son rapport public, ce qui est suffisamment rare pour être souligné, le Conseil d’État procède à un infléchissement (bienvenu) de sa jurisprudence. Il manie ainsi la neutralité des services publics, au gré des cas qui lui sont soumis et de ses politiques jurisprudentielles relatives et contingentes.
La laïcité est le siège d’une controverse herméneutique
La question du périmètre de la neutralité est au cœur du conflit. Le sociologue Jean Baubérot estime qu’il n’y a pas de modèle français de laïcité mais, une offre de significations concurrentes dont il opère le classement en idéaux-types (Les 7 laïcités françaises, Maison des sciences et de l’homme, 2015). Il distingue les laïcités historiques (antireligieuse et gallicane, vaincues en 1905, et séparatistes victorieuses 1905 et contestées aujourd’hui) d’une part, et les « laïcités nouvelles » (laïcité ouverte, identitaire et concordataire sur le modèle alsacien-mosellan) d’autre part. Selon l’auteur, la « laïcité ouverte » réclame la prise en compte des croyances, et la « laïcité identitaire » présente une version anti-immigrés !
Mais, une constante demeure : le régime de laïcité en vigueur, tel qu’institué par la loi de 1905, consiste moins en la neutralité religieuse de l’État qu’à une neutralisation des religions (Philippe Raynaud, La laïcité Histoire d’une singularité française, Gallimard, 2019).
Le Conseil d’État s’est d’abord longtemps montré hostile pour censurer les règlements intérieurs. On a ici en mémoire l’affaire du collège de Creil. L’exclusion de trois collégiennes qui refusaient d’enlever leur voile « hijab » en classe, a conduit Lionel Jospin, alors ministre de l’Éducation nationale à saisir pour avis le Conseil d’Etat sur le fait notamment de savoir si le port de signes d’appartenance à une communauté religieuse est ou non-compatible avec le principe de laïcité. Par son avis du 27 novembre 1989, et ses arrêts ultérieurs (2 novembre 1992, Khéroua), le Conseil estimait que le port par les élèves de tels signes, dans les établissements scolaires, n’est pas par lui-même incompatible avec ledit principe et qu’une interdiction générale ne saurait être justifiée. Moine copiste, le ministre a retranscrit l’avis dans sa circulaire du 12 décembre 1989 qui renvoyait donc à la compétence de chaque établissement, le soin de réglementer en fonction notamment de circonstances locales, et le cas échéant, de sanctionner les troubles à l’ordre public en leur sein.
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La loi 15 mars 2004,b codifiée à l’article L141-5-1 du Code de l’éducation, est venue interdire, en application du principe de laïcité, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse. Cette loi est intervenue à la suite du rapport Obin, et des préconisations de la commission Stasi dont les membres se sont convertis à la nécessité de l’interdiction au fil des auditions, à l’exception de Jean Baubérot. L’auteur des 7 laïcités regrette le glissement de la neutralité de l’État vers la neutralité imposée à la société civile, au motif que la loi de 1905 n’opérerait pas de distinction entre les espaces public et privé. L’interdiction est donc générale, nonobstant le comportement de l’élève, ce que n’avait pas admis le Conseil d’État. Elle heurte les laudateurs de la société inclusive qui traitent le sujet par l’absurde : « Nous avons déjà changé de mœurs alimentaires, et que le vêtement évolue nous rendra peut-être un peu moins gris, compassés, et encravaté. Quand même, reprenons-nous ! La France a-t-elle jamais dépendu de ce bout de tissu-boubou, coiffe bretonne, chèche ou béret – soit porté d’une façon ou d’une autre ? (Th. Tuot, La grande nation : pour une société inclusive, Rapport au Premier ministre sur la refondation des politiques d’intégration, 11 févr. 2013, page 65).
Le Conseil d’Etat alterne entre rigueur et souplesse
Rigueur lorsqu’il s’agit d’interdire l’implantation sur un terrain communal d’une statue mariale (CE 11 mars 2022) ou celle de l’archange saint Michel puisqu’elle fait partie de « l’iconographie chrétienne » (CAA Nantes 16 septembre 2022) ; souplesse en admettant la possibilité pour une personne publique d’aménager dans l’intérêt de l’ordre public et notamment de la salubrité publique et de la santé publiques, un abattoir temporaire pour ovins à l’occasion de la fête musulmane de l’Aît-El-Kébir, ou encore la possibilité de consentir un bail emphytéotique administratif à une association cultuelle en vue de la construction d’une mosquée (voir 5 arrêts : CE Ass.19 juillet 2011). S’agissant de l’installation d’une crèche de Noël, le Conseil d’État, maniant l’art de la nuance décide que « eu égard à (la) pluralité de significations, l’installation d’une crèche de Noël, à titre temporaire, à l’initiative d’une personne publique, dans un emplacement public, n’est légalement possible que lorsqu’elle présente un caractère culturel, artistique ou festif […] » (CE 9 novembre 2016).
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Le Conseil d’Etat confirme enfin avec l’arrêt FFF un infléchissement de sa jurisprudence amorcée avec la question du burkini dans les piscines municipales. Il a en effet confirmé la suspension du règlement intérieur des piscines municipales de Grenoble autorisant le port du « burkini ». Il estime à juste titre que la dérogation très ciblée apportée, pour satisfaire une revendication religieuse, aux règles de droit commun de port de tenues de bain près du corps édictées pour un motif d’hygiène et de sécurité, est de nature à affecter le bon fonctionnement du service public et l’égalité de traitement des usagers dans des conditions portant atteinte au principe de neutralité des services publics (CE ord. 21 juin 2022). Déjà, des voix de juristes autorisés s’élèvent pour dénoncer la sanction qui frappe le but avoué de l’arrêté, alors que la juridiction aurait pu censurer sans dévier de l’objet d’une mesure municipale qui devait porter sur la qualité des eaux de baignade. Mais, l’ordonnance doit également être lue comme la confirmation d’une jurisprudence favorable aux aménagements pour un motif religieux à condition qu’ils ne soient pas excessifs.
Par ces deux décisions, la haute juridiction administrative imprime une tendance qui réinvestit le pouvoir règlementaire, prérogative de puissance publique, dont le but n’est pas étranger à la préservation de notre modèle de société…
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