Ancien président de Médecins sans frontières, spécialiste de l’action humanitaire, Rony Brauman est aujourd’hui professeur à Sciences Po Paris.
Propos recueillis par Elisabeth Lévy, Gil Mihaely et Daoud Boughezala
Causeur. Qu’avez-vous pensé de l’interdiction du spectacle de Dieudonné, « Le Mur », par le Conseil d’Etat ?
Rony Brauman. Je suis contre. Cette décision a été prise dans les pires conditions : elle ne peut que susciter le soupçon et le ressentiment.
Faut-il en conclure que, pour avoir la paix sociale, notre société divisée doit ignorer les outrances et les propos intolérables ?
Non, il faut débattre, discuter, réfuter. En cas de propos incitatifs à l’antisémitisme ou à la haine raciale, il faut bien entendu engager des poursuites judiciaires, mais rétrospectivement et non pas préventivement.[access capability= »lire_inedits »]
Dieudonné a été condamné à de multiples reprises. Mais ce sont ses insupportables « blagues » sur la Shoah qui ont fait déborder le vase. Pensez-vous, à l’instar d’Arno Klarsfeld, qu’il faut condamner toute « dérision sur la Shoah » ? Peut-on rire d’Auschwitz ?
Je ne vois aucune raison de ne pas le faire. Votre question montre que le génocide juif a été élevé au rang d’événe- ment métaphysique et qu’en plaisanter est assimilé à un blasphème. Cela rend l’Histoire explosive, surtout quand il s’agit du seul blasphème prohibé.
Du reste, nous sommes favorables au droit au blasphème. Mais imaginons que vous vous trouviez dans une salle de spectacle où vous entendez Dieudonné dire : « Quand j’entends Patrick Cohen… les chambres à gaz… Dommage ! » Que faites-vous ?
Si je suis dans cette salle, c’est en toute connaissance de cause, car le passé de Dieudonné est bien connu ! Son obsession ne peut être autre chose que de l’antisémitisme. Ses spectateurs viennent écouter des propos ultra-transgressifs dont l’outrance est la seule valeur. Je ne ferais donc rien…
Mais toute société a ses tabous et interdits, sinon il n’y a pas de société. Devrait-on pouvoir tout dire ?
Il n’y a pas de liberté sans limites, mais ces limites bougent dans l’Histoire. En France, jusqu’aux années 1970, les tabous étaient spontanément partagés par l’ensemble de la société. Aujourd’hui, on assiste à une différenciation des « intolérables ». D’où la difficulté de définir un seuil accepté et non pas juridiquement imposé à tous. C’est là-dessus que Dieudonné joue en hiérarchisant les souffrances. Il répète que la plus grande souffrance, par son ampleur et sa durée, est l’esclavage. Il en a le droit mais, pour moi, c’est le principe même de hiérarchisation des victimes qui est irrecevable. Sur quels critères autres que subjectifs établir une échelle historique des souffrances ?
Comment est née cette hiérarchisation ? Est-elle imputable aux défenseurs de la mémoire juive ?
Le discours de substitution victimaire de Dieudonné est en tout cas un effet-rebond de la loi Gayssot, qui a déclenché une « concurrence des victimes ». J’estime que le respect dû aux victimes doit relever de la morale individuelle, pas d’une obligation juridique. Quant à la vérité historique, elle est à trouver dans la recherche et le débat, pas dans la loi.
Pour faire reconnaître la traite négrière comme la souffrance suprême, Dieudonné conjugue antisémitisme et révisionnisme, ainsi que l’a déclaré Alain Finkielkraut : « il réussit le tour de force de faire la négation et l’apologie de la Shoah » !
C’est bien ça, en effet ! D’une certaine manière, en mettant en doute le génocide juif, Dieudonné se protège des accusations qu’on pourrait lui porter : on ne peut pas accuser quelqu’un de brandir une menace virtuelle. Plus largement, il joue sans cesse sur la confusion. D’une part, il assimile juifs et sionistes, ce dont ne devraient pas s’indigner les institu- tions juives, puisque la plupart font de même ! D’autre part, il confond dérision théâtrale et accusation politique. En jouant sur ces deux tableaux, Dieudonné fait à la fois de la Shoah un sujet de rigolade et une arme politique.
Son succès révèle-t-il un regain d’antisémitisme dans la société française ?
Je n’en suis pas sûr. J’y vois d’abord un ras-le-bol informe et non structuré chez beaucoup de gens. Le public de Dieudonné exprime une révolte sans issue, un découragement et un rejet des formes organisées du politique. Dieudonné joue aussi sur un terrain plus douteux, mais qui doit être analysé froidement : le ras-le-bol de la Shoah. C’est un sentiment que je comprends car je le partage mais pas, bien évidemment, dans les mêmes termes que Dieudonné et qu’un certain nombre de ses fans.
Voulez-vous dire qu’on en a trop fait autour de la mémoire de l’Holocauste ?
Oui. Le discours sur l’« unicité de la souffrance juive », « indicible », « incomparable », a un caractère moralisateur et accusatoire qui est insupportable en lui-même, et plus encore du fait de son instrumentalisation politique autour d’Israël.
Ce reproche est peut-être exagéré, car même les inconditionnels d’Israël n’usent guère de cet argument. En revanche, il est vrai que le CRIF intervient souvent comme s’il était la deuxième ambassade d’Israël…
À la limite, ça, c’est le problème d’Israël. En revanche, la présence de la moitié du gouvernement au dîner annuel du CRIF, ce « tribunal dînatoire », selon l’heureuse expression d’Alain Finkielkraut, provoque une injection annuelle d’antisémitisme. Il est insupportable que le Premier ministre se justifie devant le CRIF de sa politique vis-à-vis de l’Iran ou du conflit israélo-palestinien. Et l’actuelle banalisation paradoxale du nazisme crée encore plus de confusion.
Que voulez-vous dire par là ?
Au fait de voir partout des antisémites, des héritiers des nazis.
On peut contester la thèse de l’« unicité » de la Shoah. Niez-vous que ce soit un événement central dans l’histoire européenne ?
Pas du tout ! Mais, sauf à en faire une mystique, il est nécessaire de la situer dans son histoire, celle des dynamiques de massacres de masse coloniaux, de la haine qui a envahi l’Europe à la suite de la guerre de 1914-1918. Certains israéliens s’irritent de ce que l’on fasse de la seconde guerre mondiale un détail de la Shoah ! La mise à mort industrielle par le régime nazi, centrée sur les juifs mais également dirigée contre d’autres cibles, est sans aucun doute un événement majeur. Mais je pense que c’est l’unicité de l’hitlérisme, cette forme particulière de totalitarisme, qui est en jeu et non l’unicité de la souffrance des juifs, comme on le ressasse depuis les années 1980.
N’exagérez-vous pas un peu ? La Shoah n’occupe que quelques heures dans les programmes scolaires !
Ce n’est pas seulement à l’École, mais à la télévision et dans l’espace public que cela se passe ! Regardez combien de fois Shoah, le film de Claude Lanzmann, a été projeté. Ce film doit détenir le record de diffusions télévisées, avec peut-être La 7e Compagnie et La Grande Vadrouille ! Par ailleurs, c’est seulement depuis une dizaine d’années que la question de l’esclavage est apparue dans les manuels scolaires.
Êtes-vous en train de nous dire que, comme le répètent nombre de « dieudonnistes », il y a un « deux poids-deux mesures » dont les juifs bénéficieraient ?
Nous fonctionnons tous avec plusieurs poids et plusieurs mesures. Nous avons besoin de catégoriser, d’établir des échelles de gravité des événements, nous trions, hiérarchisons en fonction de divers critères, y compris sentimentaux bien sûr, c’est humain. Cela ne devient un problème que lorsqu’une hiérarchie particulière devient hégémonique, qu’elle est reprise par le pouvoir politique, traduite dans des lois. Nous en sommes là. Les partisans de Dieudonné ne sont pas les seuls à penser que les juifs bénéficient d’un traitement de faveur. Et ce n’est pas en brandissant un bâton de gendarme qu’on les fera changer d’avis.[/access]
*Photo : Hannah.
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