Ainsi, ce 5 mai 2023, s’en est allé, à l’âge respectable de 86 ans, l’un des derniers géants de la littérature française à la charnière des XXe et XXIe siècles : Philippe Sollers, illustre mais désormais défunt nom de plume de Philippe Joyaux, comme l’indiquait explicitement la sonnette de son bel et chaleureux appartement parisien de la rue d’Assas, artère située, à deux pas du magnifique jardin du Luxembourg, dans l’un des quartiers les plus chics de la rive gauche de la Ville-Lumière, où il me reçut un jour très amicalement en compagnie de son épouse, la chère Julia Kristeva, elle-même intellectuelle, dotée d’un savoir évoluant aux confins de la linguistique et de la psychanalyse, de haute volée.
Une avant-garde editoriale : du structuralisme au nouveau roman
Certes, avec un semblable patronyme – Joyaux –, aurais-je pu aisément dire, si j’avais voulu m’adonner à un de ces brillants mots d’esprit dont il était lui-même friand, que vient de s’éteindre ainsi, après une vie presque entièrement dédiée à l’écriture (auteur de plus de 80 livres, romans et essais confondus ; directeur de revues d’avant-garde, sinon parfois expérimentales et même provocatrices, aussi importantes que « Tel Quel », qu’il fonda avec son complice Jean-Edern Hallier, ou « L’Infini » ; inlassable chroniqueur pour quelques-uns des journaux les plus réputés de l’Hexagone ; éditeur inclassable mais au jugement infaillible au sein de la prestigieuse maison Gallimard), un des joyaux contemporains des lettres françaises. Mais voilà : en ce triste jour de deuil, où ce printemps pluvieux recouvre plutôt des airs d’automne maussade, et où je viens donc de perdre le plus précieux des amis, je n’ai guère le cœur à plaisanter, bien que le malicieux quoique bienveillant sourire de ce bien-aimé Philippe, dont la vivacité de l’intelligence n’avait d’égale que l’ampleur de sa culture, continue encore aujourd’hui, à l’heure même où j’écris ces douloureuses lignes, à s’esquisser en mon souvenir.
Car, oui, le grand Sollers, figure majeure de l’intelligentsia française de la seconde moitié du XXe siècle, proche, entre les années 1960 et 1980, de quelques-uns des plus beaux et fins esprits de cet anticonformiste et prolifique temps-là (des théoriciens du « structuralisme », tels Michel Foucault, Louis Althusser, Jacques Lacan, Roland Barthes ou Jacques Derrida, aux maîtres du « nouveau-roman », comme Alain Robbe-Grillet, Michel Butor, Claude Simon, Robert Pinget ou Nathalie Sarraute), me fit l’honneur de son amitié !
Avec Sollers chez Gallimard
Je me souviens : c’est le 7 novembre 2001 très exactement, dans son petit mais riche bureau des éditions Gallimard, que je l’ai rencontré, entouré de centaines de livres et de dizaines de manuscrits, pour la première fois. Mélomane averti, il venait de publier alors, mais dans une autre grande maison d’édition parisienne (Plon), l’un de ses meilleurs livres, aussi fascinant par son sujet qu’original par son traitement : « Mystérieux Mozart ». Et, de fait, nous en discutâmes longuement, assidûment, intensément, en même temps que, visiblement réjoui par une si aimable conversation, il dessinait d’élégantes volutes de fumée avec son suranné mais luxueux porte-cigarettes tandis que, jonglant aves ses idées plus encore que ses mots, il parlait tout en faisant d’amples gestes avec ses mains où étincelaient d’imposantes bagues aux doigts (cet entretien a été intégralement reproduit par la suite, en 2005, dans un de mes ouvrages, publié aux Editions du Phare : « Bibliothèque du temps présent – 70 entretiens littéraires et philosophiques »). Puis vint immanquablement, non moins passionnément au vu de son amour pour Venise et de son admiration pour Casanova, un magistral et fructueux échange autour de la Sérénissime, à laquelle il était en train de consacrer justement, conjointement pour les éditions Plon et Fayard, un tout aussi fabuleux « Dictionnaire amoureux ».
Enfin, lorsque vint malheureusement le moment de nous quitter, trop rapidement comme toujours en sa féconde présence, il se leva de sa chaise pour s’en aller prendre, dans la bibliothèque ornant son bureau chez Gallimard, deux livres, soigneusement rangés sur une des étagères : son célèbre « Femmes » (Gallimard, 1983), qu’il dédicaça alors généreusement, compte-tenu de son notoire bien que légitime intérêt pour la gent féminine, à mon épouse, Nadine (qui, photographe de talent, avait alors prit plusieurs clichés, avec son autorisation bien sûr, de lui), tandis qu’il me dédicaça, non moins prévenant, ses exquises « Folies françaises » (Gallimard, 1988), dédiées, celles-là, à Antoine Gallimard en personne.
Philosophie du dandysme
Le signe le plus manifestement tangible de la discrète mais fidèle amitié qui nous liait, sinon l’estime réciproque, arriva cependant, à ma grande et surtout agréable surprise, dix ans plus tard, en 2011 plus précisément, lorsque l’exigeant critique littéraire qu’il était également me fit l’insigne honneur de consacrer, fort de cette écriture ciselée comme de cet esprit affûté qui le caractérisaient, deux pleines et élogieuses pages, joliment intitulées « Métaphysique du dandysme », dans un des hebdomadaires français les plus appréciés, « Le Nouvel Observateur » (devenu aujourd’hui « L’Obs »), à l’un de mes livres illustrés, où il figurait par ailleurs en bonne et due place avec un somptueux portrait : « Le dandysme – La création de soi » (Editions François Bourin/Les Pérégrines) !
Une question de style
Que Philippe Sollers s’intéressât d’aussi près, si doctement et si profondément, à la philosophie du dandysme, qu’il soit littéraire ou esthétique, ne devrait pas, logiquement, étonner grand monde, du reste, dans la mesure où, insatiable amant du bon goût comme l’indique à raison le titre de l’un de ses propres essais, « La Guerre du goût » (Gallimard, 1996), il fut lui-même, tant par l’élégance de son style (dans son allure comme dans son écriture) que par la flamboyance de son verbe ou le raffinement de sa culture, et son amour illimité pour l’art en particulier, un rare, et d’autant plus merveilleux, dandy, au sens le plus noble du terme.
Le sens profond de son nom de plume
À ce propos, son pseudonyme même, Sollers, révèle à lui seul, sur le plan linguistique, le sens caché mais profond de son être à la fois le plus secret et authentique : savant alliage sémantique des suffixes latins « sollus » (signifiant, littéralement, « tout entier ») et « ars » (pour « art »), il signifie donc, en réalité, « tout entier art ». C’est dire si Philippe Sollers, intelligence pénétrante mais à la liberté insolente, signe d’une indomptable indépendance d’esprit, était, effectivement, un incomparable dandy : le dandy des arts et des lettres !
Reste à savoir, dès lors, comment ce libertaire doublé d’un libertin, fervent admirateur du libertinage érudit (de Pierre Gassendi à Cyrano de Bergerac, en passant par des poètes tels que Tristan L’Hermite ou Théophile de Viau et des philosophes tels que Pierre Charron, La Mothe Le Vayer ou Giulio Cesare Vanini) mais aussi de quelques-uns des esprits les plus emblématiquement subversifs, par-delà leur côté parfois sulfureux, de la liberté de pensée (de Sade à Lautréamont, en passant par Voltaire, Nietzsche ou l’aristocratique chevalier de La Barre), a pu s’enticher, au révolutionnaire temps de mai 68, où il s’était par ailleurs inscrit alors au Parti Communiste, d’un idéologue aussi totalitaire, sinon tyrannique, que le sinistre Mao : comme quoi, face aux multiples nuances de la complexité humaine, le génie – car Philippe Sollers recelait indubitablement au tréfonds de son âme quelque chose de génial – n’est pas à un paradoxe près et comporte quelquefois même, pour qui sait faire la nécessaire part des choses, son inévitable jeu d’ombre et de lumière au sein de l’existence !
Pour Mémoires : le roman d’une vie divine
Ainsi, au terme de cette « Vie divine », pour paraphraser ici le titre d’un autre de ses romans (Gallimard, 2006), qui fut en effet celle de ce divin Sollers, qu’il me soit donc permis de rappeler finalement, en cet humble mais sincère portrait du cher Philippe, ce qu’il écrivit textuellement, le concernant plus personnellement, sinon intimement, sur la IVe de couverture de ses « Mémoires », qu’il intitula judicieusement, et surtout très opportunément, « Un Vrai Roman » (Editions Plon, 2007) : « On m’a souvent reproché de ne pas écrire de ‘vrais romans’, autrement dit des livres qui pourraient se lire comme on regarde un film. En voici un, mais il s’agit de mon existence réelle : souvenirs, situations, portraits. J’ai connu nombre de célébrités littéraires, philosophiques ou politiques de mon temps. Les voici, peintes de l’intérieur. Quant à mon aventure personnelle, plutôt singulière, et le plus souvent recouverte d’un flot épais de malentendus, il m’a semblé nécessaire de la clarifier. C’est fait. » Rien à ajouter, sinon « adieu », donc, mon cher Philippe : repose en paix ; ton œuvre, sublime, est accomplie, pour l’éternité !
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