Si la France reste moins touchée par les annulations que les pays anglo-saxons, la cote d’alerte est atteinte dans le monde scientifique, alerte Marcel Kuntz, exemples à l’appui.
Pour certains, la cancel culture n’existe pas ! Affirmation étonnante, car en m’intéressant à ce concept d’« annulation » lors de la rédaction de mon livre De la déconstruction au wokisme. La science menacée, j’ai pu très facilement recenser de nombreux cas, en me concentrant uniquement sur ceux qui ont eu lieu en milieu universitaire – au sens large, c’est-à-dire qui inclut les organismes de recherche. Il ne s’agit là que des cas médiatisés ou du moins accessibles sur internet. En parcourant ces cas listés dans mon livre, on peut imaginer que l’atmosphère régnant dans de nombreuses universités d’Amérique du Nord est propice à ce que l’on peut appeler des petites censures de tous les jours, non médiatisées. Face à cela, le personnel concerné a bien sûr compris qu’il vaut mieux s’autocensurer si on veut éviter les ennuis…
Mais comment cette cancel culture, quelle que soit le terme utilisé, se manifeste-t-elle concrètement ? Prenons d’abord des exemples dans les sciences humaines et sociales (SHS). Souvent, le phénomène d’« annulation » est initié par certains étudiants « hypersensibilisés » à la « race » et plus généralement à la « justice sociale » (ou plutôt à l’injustice qu’ils considèrent, à tort ou à raison, comme existant dans la société à l’égard des minorités). La deuxième phase du processus consiste à harceler le coupable supposé, en meute, en utilisant largement les réseaux sociaux. Les accusateurs peuvent se dire agressés, choqués, voire simplement mal à l’aise… Pour parler trivialement : il ne leur en faut pas beaucoup pour se déchaîner… La troisième phase est celle de la soumission des dirigeants des organismes à la meute, soit parce qu’ils partagent l’idéologie des accusateurs, soit par peur des conséquences, par exemple à la suite de menaces de vandalisme.
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De quoi ces accusateurs publics peuvent-ils se plaindre ? Prenons un premier cas : ils peuvent s’offusquer simplement d’entendre certains termes. Par exemple, dans un cours d’histoire qui explique que des mots étaient au départ destinés à insulter les Noirs ou les homosexuels, mais que ces derniers ont pu, dans certains cas, les retourner en arme contre la discrimination. L’hypersensibilisation aboutit ainsi à refuser de prendre en compte l’ensemble des explications factuelles du cours, au profit d’une perception erronée du contenu de l’enseignement, en l’occurrence des mots qui ne sont qu’une illustration du cours sont pris au pied de la lettre, si on peut dire. La réalité est celle que l’on s’est choisie, par fanatisme.
Le même type de réaction peut aussi se déclencher si un universitaire veut argumenter, face à la pensée dominante qui a décrété que tel personnage historique était raciste, que selon lui ledit personnage ne l’était pas. L’universitaire est alors lui-même accusé de racisme, pour avoir contesté le racisme.
Si l’on veut éviter les désagréments, qui peuvent aller jusqu’au licenciement, il est également recommandé de prêter allégeance aux idées politiques « progressistes », c’est-à-dire inclusivistes. Il ne faut pas se hasarder à contester la discrimination « positive », ni à s’interroger sur les politiques connues sous le nom de « Diversity, Inclusion, and Equity » qui aboutissent à faire passer au second plan le mérite lors de recrutements, en attribuant des postes à des personnes issues de groupes supposés discriminés parce qu’ils appartiennent à un tel groupe.
Les sciences expérimentales sont touchées
On pourrait croire que ces phénomènes sont limités aux SHS, notoirement imprégnées d’idéologie dans certaines écoles de pensée… Il n’en est rien : les sciences dites dures ne sont pas si dures que cela face à l’idéologie dominante…
Vouloir expliquer que les gens ne peuvent pas changer leur sexe biologique peut vous exposer à l’annulation pour « transphobie ». Il ne fait pas bon rappeler des faits biologiques sur le sexe, ni contester la racialisation des interprétations de données scientifiques, ni contester la novlangue woke, comme le terme fourre-tout de « micro-agression ». Parler dans un cours, à propos du virus de la covid-19, de « virus chinois » peut vous mener au licenciement pour racisme ! Évidemment, les wokes ne contestent pas la dénomination de « grippe espagnole » (qui n’avait pourtant rien d’ibérique !). Tout le monde ne peut être victime de « racisme » selon les nouveaux antiracistes…
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Il est également conseillé de ne pas tenter un pastiche des idées préconçues des chapelles postmodernes des SHS. Ainsi, le professeur Peter Boghossian et des collègues ont réussi à publier dans une revue spécialisée d’un tel cénacle, une « étude » dont le titre traduit en français est « Réactions humaines à la culture du viol et performativité queer au sein des parcs à chiens de Portland, Oregon ». Cette parodie d’« étude » affirmait avoir inspecté les parties génitales d’environ 10 000 chiens tout en interrogeant leurs propriétaires sur leur sexualité. Le manuscrit soumis fut accepté, car il contenait des thèmes prisés dans cette chapelle… Plutôt que d’en rire, l’université de Portland a mis en cause Boghossian, en statuant qu’il avait « violé les directives éthiques sur la recherche sur des sujets humains », car il aurait dû demander une autorisation préalable avant de réaliser sa parodie d’étude… Il a de plus été accusé de falsification, car il n’avait évidemment pas inspecté les parties génitales des chiens du parc… Comme quoi, la cancel culture n’a pas la culture de l’humour !
En Europe aussi
Il n’est sans doute pas utile de détailler ici des cas médiatisés de conférences menacées, voire « cancellées » en France, concernant Alain Finkielkraut, Sylviane Agacinski et d’autres, ni des cours mystérieusement annulés, ni des évènements déplorables à Science Po qui défrayent régulièrement la chronique…
Prenons un exemple qui illustre l’imprégnation idéologique woke qui peut exister dans un organisme de recherche, en l’occurrence le CERN, l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire, et comment il a pratiqué l’« annulation », sans appel. Le contexte est un colloque du CERN en septembre 2018 sur la « théorie des hautes énergies et genre ». On note le mélange étonnant entre physique de haute volée et « genre ». Dans la ligne de l’idéologie du genre, toutes les présentations de la session « genre » prétendaient voir des discriminations contre les femmes dans le monde universitaire. Toutes sauf une, celle du physicien Alessandro Strumia, qui avait analysé les publications et recrutements en physique fondamentale pendant les dernières années, pour conclure à l’absence de discrimination à l’encontre des femmes. Coupable d’avoir rompu l’unanimisme en faveur de la rééducation des mâles supposés sexistes, la présentation de Strumia fut retirée du site web dédié et son auteur ne vit pas son contrat renouvelé au CERN. Mais à part cela la cancel culture n’existe pas…
La fin du débat civilisé
Il peut bien sûr exister des sanctions légitimes, en cas de délit ou de non-respect de la déontologie (scientifique, médicale…). Mais la cancel culture, ce n’est pas cela : elle est en réalité le remplacement d’une culture du débat civilisé entre personnes qui ont des désaccords, par un refus de reconnaitre à l’autre le simple droit de s’exprimer. Et cela se propage en sciences expérimentales aussi ! La cote d’alerte est atteinte.
On me dira que la France est moins touchée par les « annulations ». Certes il est heureux qu’elle résiste mieux que d’autres au wokisme. Mais ne nous y trompons pas, si le statut de la fonction publique et une tradition de liberté dans le monde universitaire offrent une certaine protection aux personnels, les murs sont déjà fissurés dans bien des domaines par l’idéologie de la déconstruction et sa volonté de créer un homme nouveau.
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