La société du XXIème siècle va-t-elle susciter un «grand récit » capable de donner du sens à la réalité ? On imagine mal comment quiconque pourrait écrire l’équivalent de L’Iliade ou L’Odyssée aujourd’hui, mais la linguiste Jeanne Bordeau pense que ce grand récit existe déjà. Selon elle, il s’agit des flux de mots brassés continuellement par les médias et les milieux économiques, qui contribuent à donner une forme et un sens au monde actuel. Pour faire ressortir les mots les plus employés dans les médias chaque année, Jeanne Bordeau crée de grands collages à partir des journaux papier : autour de quelques thèmes emblématiques (énergies renouvelables, crise financière, affaires sociales, femmes…) elle « brode » avec un cutter et de la colle les termes qui ont marqué durablement les esprits. Car ces mots répétés à longueur de journée s’incrustent chez les auditeurs et spectateurs : on pourrait dire que certains mots définissent à eux seuls l’actualité d’une année donnée. Le « Manifeste des 343 salauds » par exemple reste emblématique de la fin de l’année 2013, et il figure d’ailleurs en bonne place dans le tableau 2013 de la série « Femmes »…
Jeanne Bordeau sourit volontiers quand certains commentateurs semblent découvrir l’importance de l’écrit à l’heure d’Internet, alors que les nouvelles technologies ont dès le départ basé leur fonctionnement sur le langage écrit. Elle travaille d’ailleurs depuis plus de vingt ans sur le langage des entreprises au sein de l’Institut de la Qualité de l’Expression qu’elle dirige. De grandes entreprises publiques et privées font régulièrement appel à ses services pour créer un langage cohérent avec leur histoire et leur identité, loin du formatage des cabinets de conseil en communication. Faire émerger un discours « corporate » diversifié et qui ne soit pas uniquement auto-référent, ne serait-ce pas l’embryon du grand récit de l’économie libérale ?
Les tableaux que Jeanne Bordeau présente chaque année en janvier se situent donc dans la continuité de son travail de linguiste. Des courbes, des rubans de mots ou des formes géométriques plus rigides s’étalent sur un fond en général très coloré, sauf quand il s’agit de la crise financière et sociale : là c’est le gris qui domine… A voir ces grands formats on songe que cette œuvre en devenir s’épanouirait pleinement sur des murs ou des façades, pour marquer encore plus l’emprise de ces mots sur la société. Loin du street art et de l’univers des graffitis, l’artiste décrit plutôt ses tableaux comme une grande fresque, « à la manière de la tapisserie de Bayeux » : on renoue ici avec l’idée d’un récit exposé comme témoin de son temps. Par certains aspects, la démarche de Jeanne Bordeau entretient une parenté avec le courant de pensée anglo-saxon illustré par des écrivains comme William Gibson ou Don DeLillo, pour qui le langage engendré par les évolutions technologiques et le monde de la finance façonne le monde. Les mots comme flux de mémoire et structure du monde, voilà qui confère aux médias une immense responsabilité que les journalistes devraient assumer pleinement…
Dans les mois qui viennent, Jeanne Bordeau va extraire les mots de 2014 du flux continu des médias, flux qu’elle visualise sous forme de nuages ou de pluies colorés : parmi les mots qui émergeront on peut déjà parier sur « «détresse », « Genève 2 »et « théorie du genre »…
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