Les occasions de rigoler se faisant plutôt rares ces temps-ci, autant ne pas en laisser passer une seule. Certes, il n’y a pas de quoi hurler de rire quand on voit qu’un costaud de pilier de rugby peut tabasser sa femme sans passer une seule nuit par la case prison, ou qu’un calamiteux motocycliste envoyant à l’hôpital un enfant de huit ans qu’il a fauché sur le trottoir n’a pas davantage à connaître les quatre murs du cabinet de réflexion de la pénitencière. Ce serait plutôt de dépit ou de révolte qu’on hurlerait. Et ce ne sont ici que deux cas d’école parmi une foule d’autres. Chaque jour, des dizaines, des centaines de délinquants mineurs ou majeurs ont les honneurs du prétoire sans avoir à connaître le déshonneur et l’embarras de la punition. Je parle d’honneur du prétoire parce que, dans certains cas, il y s’agit de cela, ou presque. Une sorte de paradoxe en effet. Il n’est pas rare, je vous assure – longue expérience professionnelle sur le banc de presse à l’appui – que ce soit, au tribunal, la première fois de son existence que tel ou tel individu s’entend donner du « Monsieur », se voit écouté avec de vraies marques d’attention, sans mépris, sans agressivité. Jamais il n’a connu cela avant, dans l’ordinaire de son quotidien. Bref, le voilà soudain, en ce lieu solennel, traité avec une sorte de considération, si ce n’est de respect, par des gens extrêmement comme il faut. De quoi en redemander, non ? Dans le prétoire, l’accusé est « quelqu’un ». Enfin il est quelqu’un ! Pas étonnant que les plus bas de plafond d’entre ces heureux élus en tirent gloire. Surtout quand ce quart d’heure warholien n’est assombri d’aucun séjour derrière les barreaux, d’aucune peine particulièrement marquante. Quel repentir espérer dès lors ?
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Je disais que mon propos était de tenter de faire sourire. C’est alors que je me prends à imaginer quelle formidable amélioration nous pourrions espérer de la mise en œuvre de l’IA, la prodigieuse et effrayante intelligence artificielle, au service de la justice. On nous rapporte que, pour dire le droit, rendre les jugements, elle disposerait à la seconde même de l’intégralité des dispositifs des codes et de la jurisprudence. Elle serait donc en mesure de nous cracher à chaque fois la loi, toute la loi, rien que la loi. La loi dans toute sa rigueur. Une révolution ! Le pilier tabasseur direct sous les verrous dès l’issue de l’audience. Le fou furieux à motocyclette même destination. Et ainsi de suite pour tous les acteurs de ces joyeusetés cocaïnées, hachichées pimentées à la kalachnikov qui font à présent la douceur de vivre de nos villes et cités. Mais aussi, bien sûr, cette même rigueur de la loi pour les flamboyants prédateurs à col blanc, tripatouilleurs de haut vol, moins tapageurs sans doute mais bien aussi néfastes. L’ordre enfin rétabli ! La paix des braves restaurée. Je veux dire la paix des braves gens. On peut rêver. Rêver d’une intelligence – artificielle ou autre -qui aurait enfin compris que le laxisme judiciaire n’est qu’un avatar de la démission de l’État. Et que cette démission est un crime. Peut-être même le plus grand des crimes si l’on veut bien en juger par le nombre effarant de ceux qu’elle permet.
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