Aujourd’hui paraissent presque en même temps deux nouveaux opus de l’écrivain, Le Passager suivi de près par Stella Maris, de gros romans bien dans la manière de McCarthy, efficaces et sans longueurs inutiles.
Le romancier américain Cormac McCarthy, célèbre depuis 2007 pour La Route, est un écrivain typique du Sud. Il doit beaucoup à Faulkner, mais aussi, je crois, à Chandler, pour sa manière de construire des intrigues complexes et décrivant un monde violent et âpre. Dans L’Obscurité du dehors (1969), un frère et une sœur sillonnaient les paysages sudistes, en quête d’une liberté improbable. Méridien de sang (1988) était une épopée non conformiste ultra-violente, dans laquelle la lourdeur poisseuse de l’atmosphère brisait tout élan d’humanité chez les personnages.
Un héros américain
Arrêtons-nous sur Le Passager, qui vient de paraître, impressionnant récit de l’Amérique actuelle. Bobby Western a tout du héros américain, y compris certaines failles. Après des études scientifiques poussées qu’il abandonne en cours de route, il est pilote de course, victime d’un grave accident. Désormais plongeur de récupération, il ne semble pas s’être assagi. Il traîne au quotidien une mélancolie désabusée, habité par le souvenir de sa sœur suicidée dont il était ouvertement amoureux.
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McCarthy décrit minutieusement l’existence de son personnage, pris dans des complications qu’il attire et qui lui font se demander s’il ne serait pas victime d’un complot. Le texte est constitué pour l’essentiel de dialogues, à travers lesquels l’intrigue avance vers on ne sait quel dénouement. McCarthy se garde bien d’expliquer au lecteur ce qui se passe. Les énigmes ne seront jamais élucidées : en ce sens, on a affaire à un romancier qui traduit le réel en mots, mais sans faire intervenir un deux ex machina. On saisit les comportements, grâce aux paroles échangées, mais la vérité de ce qui apparaît reste en dehors de la sphère romanesque. Ce n’est pas pour rien, sans doute, que McCarthy est un lecteur assidu du philosophe Ludwig Wittgenstein, qui avait inspiré également, notons-le, un autre grand romancier, Thomas Bernhard, dans Corrections (1978), livre qui racontait lui aussi une relation incestueuse entre un frère et une sœur.
Au cœur du langage
McCarthy est un écrivain obsédé par la question du langage et sa perte progressive. Il pose la question de « l’héritage du verbe », comme il le dit, dans Le Passager, avec ses dialogues incessants, comme à la recherche d’un silence ou d’un repos qui ne viendront pas. McCarthy écrit par exemple : « Les enfants à naître nourriront-ils le même élan envers une chose qu’ils ne peuvent même pas nommer ? L’héritage du verbe est chose fragile malgré toute sa puissance… » McCarthy se complaît à multiplier les conversations sur les grands sujets de l’humanité, qui hantent les personnages de son roman : Auschwitz, la bombe sur Hiroshima-Nagasaki, l’assassinat du président Kennedy, etc. Western parle beaucoup de son père, qui était juif et qui a travaillé avec Oppenheimer. On sent, dans ce surmenage des idées, une volonté permanente, de la part de McCarthy, de rester au cœur des choses du monde, comme si ses personnages craignaient de perdre le nord.
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Le Passager est incontestablement une œuvre testamentaire de Cormac McCarthy. C’est là son ultime regard sur la société des hommes, leur errance à travers les faits (comme dirait Wittgenstein). Pour lui, il n’y a sans doute rien au-delà des apparences matérielles, excepté « une vérité propre à faire taire toute poésie pendant mille ans ».
Un monde proche de l’apocalypse
Les lecteurs avaient reconnu dans La Route une histoire qui les touchait tout particulièrement. Elle évoquait, face à la mort, leur solitude et leur détresse. Le Passager reprend cette vision contemporaine du monde, un monde dans lequel Dieu a abandonné l’homme. McCarthy est un peu le scribe d’une apocalypse annoncée, comme l’ont été avant lui Conrad ou, plus récemment, l’écrivain chilien Roberto Bolaño. C’est à cette lignée de grands auteurs, hantés par le Mal, qu’il faut incontestablement associer McCarthy, prophète des temps modernes.
Le Passager. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Serge Chauvin. Éd. De l’Olivier. 544 p.
Stella Maris, traduit de l’anglais (États-Unis) par Paule Guivarch, même éditeur. 256 p.
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