Elisabeth de Fontenay récuse à la fois ceux qui, comme Jean-Marie Shaefer, annoncent « la fin de l’exception humaine » et les tenants d’une exception radicale, les « métaphysiciens anthropomanes ». Aussi cette philosophe rare est-elle un gibier pour les deux camps. Sans offenser le genre humain, son nouvel ouvrage (Albin Michel), est une réplique aux uns comme aux autres.
Comment la question animale est-elle devenue centrale pour vous ? Cet intérêt est-il passé par un amour concret des animaux ?
Bien sûr ! Contrairement à trop de militants de la cause animale qui ne sont que dans la déploration, la plainte, la dénonciation des scandales, j’ai toujours eu un rapport joyeux avec les animaux. Quand j’étais enfant, mon frère et moi passions nos vacances à la ferme. Mon père était un grand chasseur. Je n’ai jamais tenu un fusil mais je suivais la chasse et je n’osais pas être indignée que l’on y tue. Je le suis beaucoup plus aujourd’hui, surtout à la pensée qu’on lâche et qu’on tire des animaux qu’on a élevés, ce qui me semble abominable. Bref, le terreau de mon travail est une familiarité forte avec les bêtes, moins avec les bêtes sauvages qu’avec les bêtes « bien de chez nous ».
Avez-vous pensé que les animaux vous enseigneraient ce qu’est l’homme ?
Quand j’ai écrit Le silence des bêtes, j’essayais de déconstruire cette grande constante métaphysique qu’est la théorie de l’animalité. Mais depuis dix ans, j’ai découvert l’existence de ces puissants mouvements de l’écologie profonde qui tendent à ne considérer l’homme que comme une espèce animale. Entendez-moi bien : il n’est pas question de renoncer au darwinisme et aux acquis de ce qu’on appelle la théorie synthétique de l’évolution, qui, à travers la génétique, la paléoanthropologie, la primatologie, la psychologie cognitive, inscrit l’espèce humaine dans le grand courant continu des vivants. Mais encore faut-il comprendre la petite différence qui a permis à cet animal-là de dominer les autres espèces. C’est ainsi que je me suis interrogée sur ce qui pouvait constituer la singularité de l’homme alors que j’avais tenu, précédemment, à mettre en cause ce qui d’âge en âge se transmet et se transforme sous le titre : propre de l’homme.
Revenons-en à cette petite différence. Si elle ne s’appelle pas l’âme, à quoi tient-elle ?
Il faut être totalement « bête » pour ne pas reconnaître la singularité humaine. Elle tient au fait que l’homme est capable de ce langage articulé et de cet acte de parole qui le fait se déclarer genre humain et proclamer, sur le plan du droit et de la politique, qu’il se pense autrement que comme une espèce parmi les autres espèces. Nous sommes les soi-disant hommes : et il faut prendre « soi-disant » à la lettre et au sérieux. Ce contre quoi je m’élève, c’est la coupure cartésienne et kantienne à partir de laquelle on pense une spécificité humaine radicalement hétérogène à l’être vivant.
Vu que la métaphysique est attaquée de toutes parts, que le sujet n’a pas très bonne presse, ne tirez-vous pas sur une ambulance ?
Tout d’abord, détrompez-vous : la métaphysique classique est toujours au cœur de l’enseignement de la philosophie et de la croyance commune. Et n’oubliez pas les religions. Du reste, en tant que philosophe, justement, je préférerais m’incliner devant la Révélation et la Tradition que devant la métaphysique, car au moins, elles se donnent pour des pensées singulières et non pour un savoir rationnel et universel. Cela dit, je n’ai jamais varié quant à l’affirmation d’une continuité biologique et même psychique entre les hommes et les animaux.
C’est pourtant avec les représentants de l’écologie profonde et autres militants de la cause animale que vous avez le débat le plus violent. Hors de l’observation empirique de la différence humaine, qu’est-ce qui vous distingue d’eux ?
Je conteste l’idée d’un « spécisme » qui serait du même ordre que le racisme. Le racisme consiste en ce que des hommes décrètent que d’autres hommes ne sont pas pleinement ou pas du tout humains. Le spécisme, pour les tenants de l’écologie profonde, signifie que nous, êtres vivants, considérons que d’autres êtres vivants ne méritent pas de vivre au même titre que nous, les hommes. Cette analogie ne fonctionne pas et elle est injuste politiquement. Car, dans la mesure où nous ne relevons pas seulement de l’éthologie mais de l’histoire, donc de la politique, nous sommes profondément différents. Au fond, ce que je récuse, c’est le naturaliste scientiste, le positivisme qui prétend que le développement des neurosciences rendrait caduques l’ethnologie, l’histoire, la psychologie. D’accord, nous avons 99 % de patrimoine génétique en commun avec les chimpanzés. Mais ce qui est né de cette différence de 1 % est inouï, à la fois par sa malfaisance et par sa grandeur éthique !
Une infime différence d’où naît la culture. En somme, il n’y a pas d’essence métaphysique de l’homme mais une singularité qui se manifeste notamment par la capacité d’avoir pitié. Pourquoi pas par l’amour ?
Je ne parlerais pas d’amour au sujet des animaux, car l’amour a à voir avec la parole et avec le geste. Je signale du reste au passage que la perversion baptisée bestialité ou zoophilie connaît, si j’en crois ce qu’on raconte, un développement incroyable sur Internet. Bien entendu la compassion, l’amitié qu’on peut avoir pour un animal ou pour les animaux n’a rien à voir avec la sexualité. Et je suis choquée qu’on puisse parler de crime bestial à propos de crimes sexuels. Les bêtes ne connaissent pas la perversion et ne commettent pas de crimes. Elles sont souvent prédatrices, la nature est cruelle. Raison de plus pour que l’homme s’en distingue par la bienveillance, par un bon vouloir vis-à-vis d’elles.
En fait, vous récusez aussi fermement ce qui s’annonce comme « fin de l’exception humaine » que les tenants d’une exception radicale, ce qui vous vaut d’être attaquée de tous côtés ?
Les militants radicaux de la cause animale me rejettent autant que les métaphysiciens anthropomanes. C’est un juste milieu très inconfortable : je suis un gibier pour les deux camps !
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