Régis Debray nous parle, dans cet abécédaire érudit, des écrivains qui l’ont marqué…
Autrefois, le temps s’étirait en langueurs pour bercer le songe du lecteur, bourlingueur solitaire embarqué dans d’immobiles voyages au long cours. Dans Chemin faisant, un récit de Jacques Lacarrière, celui qui s’adonnait à la lecture et exerçait parfois sa plume, amassait peu à peu les mots, comme autant de gemmes. Ceux-ci l’aidaient à comprendre le monde comme à en restituer nuances et chatoyances. En lisant en écrivant de Julien Gracq, on finissait par entrevoir, à défaut d’y accoster, Le rivage des Syrtes.
Maintenant que les écrans proposent une succession syncopée d’instants labiles et la superposition d’images fugaces, notre rapport à la lecture, et par là même à l’écriture, s’en trouve radicalement changé. L’acte de lire, parce qu’il implique de laisser filer le temps, génère une sourde angoisse. Alors, on lit peu et mal. On se contente d’ouvrir des lucarnes sur le monde pour les refermer aussitôt. Ces meurtrières sont immédiatement remplacées par d’autres qui éclairent d’un feu pâle une autre vue, bientôt occultée à son tour. Certes, on publie à tour de bras, mais surtout des essais à visée informative, vite oubliés. Quant aux Essais dans lesquels un Montaigne auscultait son rapport à l’existence en « peignant non l’être mais le passage », ils semblent avoir vécu.
Une nouvelle collection chez Gallimard
Dans ce contexte à tonalité crépusculaire, Régis Debray, éternel optimiste, fait paraître son dernier ouvrage : Où de vivants piliers. Ce livre, dont le titre est emprunté au poème « Correspondances » de Baudelaire, est le premier d’une collection nouvelle, chez Gallimard: « La part des autres ». Régis Debray y rend hommage à ceux de ses aînés qui le firent entrer en littérature, « passagers plus ou moins clandestins » de son cœur. Il y célèbre ceux qui jouèrent pour lui le rôle « d’incitateurs ou excitants », « intercesseurs ou éveilleurs », comme les nommait Julien Gracq.
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C’est sous la forme d’un abécédaire que notre philosophe féru de littérature, au soir de sa vie, règle, mélancolique et léger, la dette contractée envers ceux qui l’ont construit, non sans se permettre quelques apartés sur des sujets qui lui tiennent à cœur. Feuilletons maintenant l’ouvrage.
On y croise Sartre, descendu du piédestal où l’avait installé son œuvre philosophique. Il nous fait don des Mots, « un bijou littéraire ». Sartre: « Un homme qui excellait dans ce qu’il disait mépriser, à savoir la littérature. » Devenu, par la grâce des Mots et par-delà l’idéologie « un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut et que vaut n’importe qui. » De même, chez Barthes, autre admiration de Debray, la postérité retient davantage les notations ciselées comme Mythologies ou Fragments d’un discours amoureux que les ouvrages de linguistique compliqués. « Chacun son Proust, explique encore Régis Debray, c’est évident, mais c’est le dernier le meilleur, celui qui nous rejoint en fin de course. » « On n’est pas proustien de naissance, précise-t-il, mais chacun peut le devenir sur le tard, pour peu que sa vieille carne soit moins encline au sens de l’Histoire qu’à l’exploitation de ses cinq sens à elle. » Et il ajoute, réglant leur compte à ceux qui accusent Proust de snobisme:« À cet auteur d’un livre-charge aux furtives tendresses, à cet entomologiste de la haute, il n’échappe pas qu’il n’y a sauf exception, que du réfrigérant et du décevant dans le grand monde. »
Debray évoque encore les salauds, à propos de Morand et Céline, au risque de s’attirer les foudres de ceux qui se refusent à dissocier l’artiste de son œuvre au nom du culte du Bien. Il n’hésite pas à déclarer, parce que le domaine esthétique n’est pas toujours moral: « (…) des imbuvables peuvent distiller de l’élixir (…) » et poursuit : « Hugo serait aujourd’hui, avec sa main au panier des femmes de chambre, renvoyé dare-dare en correctionnelle. » Il ajoute : « Nos ligues de vertu boycottent déjà Polanski et déprogramment Woody Allen, et le temps n’est pas loin où il nous faudra (…) décrocher des cimaises Caravage et Gauguin, violeurs et pédophiles. »
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Et puis, il y a Gracq: « l’homme rangé dérangeant », « le rebelle très boutonné », « le petit prof, un cartable à la main » qui a pourtant inventé et ciselé le miraculeux « paysage-histoire ». Alors qu’aujourd’hui, nous avons quitté le domaine de l’histoire pour n’être plus que des géographes, Régis Debray souligne que: « l’histoire sans la géographie est une catastrophe ; la géographie sans histoire, un embêtement. » Puisse l’étude des écrits de Gracq être inscrite au programme de nos futurs écologistes. Peut-être profèreront-ils moins de sottises et malmèneront-ils moins notre langue?
Une déclaration d’amour à la littérature
L’hommage rendu à ses devanciers par notre « cadet de l’art d’écrire » est aussi ponctué de réflexions personnelles sur l’âge qui rétrécit fatalement notre univers et notre capacité d’action. Dans ces évocations du soir de la vie, nulle pesanteur. La fatalité y est conjurée par la facétie de l’expression. Ainsi, à « Obsolescence », on peut lire : « Balzac a dit le fait, dans « Le Cousin Pons »: « Les vieillards sont susceptibles… ils ont le tort d’être un siècle en retard mais qu’y faire ?… C’est bien assez d’en représenter un, ils ne peuvent pas être de celui qui les voit mourir. » » Debray glose alors avec humour: « Cette sage invite à ne pas courir deux siècles à la fois devrait tempérer le sentiment entre honte et panique de qui n’arrive plus à extraire, dans une gare ou une station de métro, un simple billet d’un distributeur automatique (…) ». « Mixité », « Voyages », « Maisons » ou « Vitesse » livrent également le regard aussi désenchanté que vif et amusé d’un homme d’hier sur aujourd’hui.
Ce qu’on retiendra de cette magnifique déclaration d’amour à la littérature, c’est que Régis Debray croit en la pérennité de la langue française. Elle survivra en ses chefs-d’œuvre, par- delà l’indéniable crise cyclique de civilisation que nous traversons actuellement. Alors, espérons avec Debray qu’il y aura toujours des auteurs, disciples de Flaubert qui écriront comme il le fit et l’affirma à George Sand: « (…) non pour le lecteur d’aujourd’hui mais pour tous les lecteurs qui pourront se présenter, tant que la langue vivra. » L’émission Répliques du samedi 20 mai où Alain Finkielkraut reçoit Régis Debray à propos de cet ouvrage est un délicieux préambule à la lecture de Où de vivants piliers.
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