Un des plus grands génies de la littérature américaine aurait eu 100 ans en 2023. Le silence qui entoure cet anniversaire n’a, hélas, rien de surprenant : à travers sa vie et son œuvre, Norman Mailer coche toutes les cases de la culture honnie par le wokisme.
Norman Mailer aurait eu 100 ans le 31 janvier 2023. Norman Mailer, ce nom vous dit quelque chose ? À vous, peut-être, mais pas à la majorité de nos contemporains. Mailer a pourtant connu en son temps une notoriété qui devait autant à son génie littéraire qu’à son art du scandale. Jusqu’à présent, le seul hommage médiatique a eu lieu sur Arte : la diffusion d’un documentaire (allemand) datant de 2021. Sinon, rien. Alors que se passe-t-il ? Est-ce parce qu’il y a trop de came, de femmes, d’alcool, de violence dans la vie et l’œuvre de ce sismographe qui a enregistré toutes les secousses de l’histoire américaine jusqu’à sa mort en 2007 ? L’explication serait courte. Après tout, Norman Mailer, sur le papier, aurait eu de quoi plaire à beaucoup de monde. Il était aussi une icône progressiste des années soixante, un de ces « gauchistes de Park Avenue » dépeints par Tom Wolfe. Pour comprendre les raisons de ce silence, de cette « vaporisation » orwellienne des deux côtés de l’Atlantique, une seule solution s’impose, toujours la même : revenir à l’œuvre.
Le style Mailer
Il faudrait peut-être imaginer, pour commencer, une scène à la Mailer. Disons une jeune femme qui prendrait un bain trop chaud. À côté d’elle, sur la céramique blanche, un verre de whisky. Elle aurait aussi, dans son sang, des molécules anxiolytiques pour dénouer ses muscles. Elle pleurerait un amour perdu. Elle se souviendrait alors des romans de Mailer parce qu’elle aurait bon goût en littérature. Elle relirait Le Parc aux cerfs (1955): « Où donc, en quel cimetière du ciel, reposent les mots d’amour des amants qui ont cessé de s’aimer ? » Et, plus loin, « mais Dieu, qui est le plus vieux des philosophes, me répond en son style sibyllin et désabusé : Regarde plutôt le sexe comme le corps du Temps, et le Temps, comme la naissance de rapports nouveaux. » La jeune femme serait-elle consolée ? Peut-être, même si Mailer n’a rien d’immédiatement consolant, ou alors, il offre une consolation d’une nature supérieure, parce qu’il arrive à nommer très précisément ce qui ne va plus. Le Parc aux cerfs est un roman d’amour qui se passe dans les milieux hollywoodiens en plein maccarthysme. Les « rapports nouveaux » apportés par le Temps sur lesquels Mailer parie, on comprend vite, aujourd’hui, qu’ils sont devenus, hélas, ceux d’un maccarthysme à l’envers, celui de l’idéologie woke qui ne supporte pas plus qu’un sénateur américain des années cinquante une autre vision du monde que la sienne et qui, comme lui, décide d’interdire toute dissidence en annulant ou en réécrivant et l’Histoire et les histoires. McCarthy inventeur de la cancel culture ? C’est évident. Norman Mailer « cancelé » pour son centenaire ? On se rapproche.
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Dès son premier roman, Les Nus et les Morts (1948), sur la guerre du Pacifique à laquelle il a participé, Mailer donne un coup de pied dans le ventre de la littérature ; il n’admet pas qu’elle soit restrictive, qu’elle ne soit que littéraire. Le jeune juif de Brooklyn a failli s’enfermer dans la légende du grand aîné, Hemingway : proclamations de virilité, goût prononcé pour l’alcool et les promenades mélancoliques sur la rive gauche de la Seine…
Mais il avait mieux à faire. Mailer a décidé une fois pour toutes de pratiquer un art du forage : tous ses livres, une petite trentaine traduits en français, sont une plongée dans des obsessions typiquement américaines, le sexe refoulé, puis libéré, puis de nouveau refoulé, la paranoïa généralisée et le Spectacle triomphant, pour reprendre le concept de Debord, c’est-à-dire la disparition de la réalité derrière sa représentation, ce qui amène aujourd’hui à confondre les mots pour dire un acte et l’acte lui-même, et conduit des organisateurs d’un festival de BD à interdire un auteur qu’ils avaient pourtant choisi comme invité d’honneur parce que celui-ci a publié des albums prétendument « pédophiles ». Évidemment, la mondialisation aidant, les obsessions dénoncées par Mailer sont devenues les nôtres : les mythes, comme les modes, franchissent les océans de plus en plus vite, et tout cela gifle désormais l’Europe, cette vieille dame qui croyait que son expérience et son sens de la mesure la mettaient à l’abri.
Un auteur pas vraiment « déconstruit »
L’œuvre de Mailer nous rappelle qu’un grand écrivain est celui qui inflige une blessure narcissique irréparable à son lecteur. Un lecteur, un vrai lecteur, était jusqu’à une date récente celui qui, précisément, désirait cette blessure narcissique et voulait être soumis à un véritable orage de la perception. On imagine sans mal que ce désir est inconcevable, aujourd’hui, pour des gens qui ne peuvent plus lire le mot « gros » dans un livre de Roald Dahl et demandent des avertissements (trigger warning en bon français) sur la quatrième de couverture comme en haut des séries Netflix.
Pourtant, Norman Mailer était à première vue un auteur tout à fait rassurant. Et la multiplicité de ses centres d’intérêt aurait pu lui nuire tant est répandu l’adage qui veut qu’un grand écrivain écrive toujours le même livre. Mais Mailer a parlé de tout : de la guerre, du sport, du cinéma dans Mémoires imaginaires de Marylin (1973), de la conquête de l’espace dans Bivouac sur la Lune (1970), de la peine de mort dans le monumental Chant du bourreau (1979), même si, en racontant l’histoire vraie de Gary Gilmore, un détenu qui réclame et obtient d’être exécuté, il pose le problème sous un angle peu orthodoxe. Mailer a même écrit un roman historique, apparemment grand public, avec La Nuit des temps (1979), qui se passe dans l’Égypte des pharaons. Aucune répugnance non plus à employer les archétypes de la fiction américaine comme le récit de chasse ou le roman noir dans Pourquoi sommes-nous au Vietnam ? (1967) et Les vrais durs ne dansent pas (1984).
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Alors pourquoi une telle onde de choc sur les lecteurs de son temps quand ils découvrent ces romans qui suivent les sentiers balisés de genres littéraires connus ? C’est que Mailer, pour reprendre le titre d’une vieille série américaine, semble parler en permanence « d’au-delà du réel ». Dans nos sociétés climatisées, l’ensemble des pulsions humaines sont occultées et refoulées. Tout va donc s’exprimer de manière souterraine, irrationnelle et, de ce fait, d’autant plus dangereuse.
Le monde contemporain, selon Mailer, est devenu le royaume du secret derrière la fausse transparence démocratique. Le FBI dans Rivages de Barbarie (1951) et la CIA dans l’extraordinaire Harlot et son fantôme(1992) sont une des incarnations de ce secret et les bêtes noires de Mailer comme, d’ailleurs, de son contemporain Philip K. Dick et quelques autres grands de la littérature américaine, Robert Littell, notamment, dans La Compagnie.
Mailer, par quoi commencer ?
À ce titre, Un rêve américain (1965) est un concentré de l’univers mailérien et nous conseillons vivement à qui veut découvrir notre auteur de commencer par celui-ci. Dans les hautes sphères du pouvoir et du show-biz, les personnages et notamment l’avocat Rojack n’ont qu’une solution pour vaincre leurs adversaires : concentrer, le plus souvent inconsciemment, toute l’énergie négative dont ils sont capables pour déclencher suicides et cancers. Ou comment, dans un club de jazz enfumé de Harlem, Mailer-Rojack invente, avec tout de même quelques années d’avance, les maladies psychosomatiques : « Dans le cadavre que je vis, la folie était entrée dans le sang. Les leucocytes gonflaient le foie, la rate, le cœur démesurément grossis. »
On a vu mieux pour être aimé dans les années 2020 où le maître-mot est – déjà – la bienveillance. Pour arranger son cas, Mailer fait de toutes les femmes des Lilith mortifères auxquelles il convient de se brûler pour renaître de ses cendres, comme il l’explique dans Prisonnier du sexe (1971), un livre écrit en réponse à La Politique du mâle de Kate Millett, icône du néo-féminisme. Dans cet essai célèbre, Mailer se retrouve aux côtés de D. H. Lawrence et de Henry Miller comme les pires représentants de la littérature patriarcale hétérosexuelle. On ne parlait pas encore de masculinisme, mais c’était tout comme.
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Les choses, maintenant, sont claires. Ne pas parler de Norman Mailer, le « canceler » par omission, est encore le meilleur moyen d’éviter le tribunal des réseaux sociaux, et de faire le dos rond pour ses éditeurs.
Mailer, pourtant, nous apprend à survivre en milieu hostile et à répondre à cette époque timorée et anémiée : par l’excès, le mauvais goût, le délire et une poésie sauvage et précise. La rédemption est à ce prix. Mailer l’avait magnifiquement compris : « J’avais grandi, j’avais survécu, j’étais capable de donner à ces parties de moi-même qui valent mieux que moi, et je pouvais trouver une consolation dans le sentiment que je commençais d’appartenir à ce monde d’orphelins qui est celui des artistes, des créateurs. »
Reste donc à le lire, et le relire, envers et contre tous.