Nous nous sommes habitués petit à petit à l’extrême vulgarité de ce show musical annuel, qui oppose des chanteurs de tout le continent. À l’issue de la dernière édition, remportée samedi par la Suédoise Loreen, les commentateurs se demandaient si la représentante de la France avait ou non fait un doigt d’honneur à la caméra après avoir découvert son résultat. Mauvais goût: 12 points! Analyse.
On sait de longue date que l’Eurovision, le concours européen de la chanson, est un rendez-vous annuel du mauvais goût. S’y côtoient souvent une certaine vulgarité esthétique et une pauvreté musicale. D’aucuns soutiennent d’ailleurs que c’est là tout l’intérêt du concours, dont la finale télévisée serait à regarder au second degré pour accéder à la supposée dimension comique du spectacle, ludique et sans prétention. Notre époque étant si hostile à la légèreté, à l’humour et à la joie de vivre, on serait alors tenté d’accorder le bénéfice du doute à ce vieux monument du kitsch télévisuel qu’est la soirée de l’Eurovision. Après tout, une bulle de résistance festive et chaleureuse dans un univers si morose ne peut manquer d’intérêt. Un visionnage du spectacle de samedi soir suffit pourtant à dissiper toute illusion: la mauvaise réputation de l’Eurovision est méritée, voire encore trop clémente.
Sous-texte féministo-lgbtqiste peu subtil
La chanson et l’interprète choisies pour représenter la France avaient cependant pour elles l’intérêt d’avoir misé sur l’élégance. Un texte soigné en français, un air à la fois classique et moderne, une interprétation maîtrisée inspirée de Piaf, le tout servi par une chanteuse à l’allure très sophistiquée: les agents de France Télévisions qui ont choisi cette prestation pour représenter la France ont opté pour l’affirmation d’une France belle et confiante. Une vidéo de présentation de la candidate, tournée à Fontainebleau, était à ce titre très réussie. Passons sur le sens équivoque des paroles de la chanson: elles ressemblent aux confidences d’une prostituée rêveuse et désabusée (façon « Les hommes qui passent » de Patricia Kaas, elle-même candidate de la France au concours de 2009), mais évoluent ensuite vers une harangue de l’artiste elle-même (« Ai-je réussi à chanter la grande France ? », nous demande-t-elle dans une envolée vocale). L’exégèse des chansons pop est un art périlleux qu’il vaut mieux laisser aux initiés.
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Outre cette prestation française, il faut d’emblée constater que le reste fut pénible. Mauvais goût et pauvreté artistiques étaient bien là. L’hypothèse du second degré s’est quant à elle vite évaporée: la soif de notoriété des participants et des présentateurs, qui rivalisaient d’artifices et de postures pour s’illustrer à la caméra, donna à voir un spectacle assez laid – et franchement risible – d’orgueil et de fatuité. Le message militant et vindicatif que revêtait la plupart des prestations scéniques, avec un sous-texte féministo-lgbtqistes si peu subtil, doucha tout espoir de passer un moment léger et fédérateur. Enfin, les allusions innombrables au conflit en Ukraine, sans rapport ni propos avec la soirée musicale, cadencées comme le seraient des coupures publicité, étaient d’une lourdeur sans nom. Dans ce temple du narcissisme, les démonstrations de soutien au peuple ukrainien, répétées ad nauseam, manifestaient surtout une prétention morale aussi grotesque qu’indécente. Au lieu de lamentations forcées, la réalité tragique de la guerre appelait plutôt recueillement et retenue.
Uniformisation
Au terme de la soirée, un constat s’impose. L’Eurovision n’est ni une célébration de la chanson, ni une célébration de l’Europe. Plutôt qu’un forum de la diversité et de la créativité musicales européennes, le concours s’avère davantage une vitrine de l’uniformisation anglo-saxonne mâtinée de discours pseudo-engagés et convenus. La plupart des prestations consistent en des morceaux faciles de pop, chantés en anglais. Les prestations sont presque toutes interchangeables. L’influence des codes du divertissement américain y est évidente, avec des mises en scène faussement grandioses, ridiculement grandiloquentes, dans une logique de performance très hollywoodienne. C’est d’ailleurs une sorte de pré-requis tacite du concours: n’ont une chance de gagner que les pays dont la prestation fait le pari clair de l’extravagance. La diversité des styles et des langues européennes ne se manifestent qu’à la marge et sous une forme folklorique. La forme règne sans partage, le fond est dépourvu de propos véritable, de sentiment ou d’émotion authentiques, conséquence logique de l’emploi généralisé d’une langue internationale standardisée et appauvrie. À ce titre, l’acculturation américaine se manifeste aussi dans les paroles et expressions des acteurs de ce spectacle, qu’ils soient participants, présentateurs ou intervenants extérieurs: dans un anglais d’aéroport, les échanges sont ponctués d’expressions faciales exagérées et l’on ne compte plus les « oh my god », « so great » et inévitables « amazing ».
En bref, le concours de l’Eurovision présente l’image parfaite d’une Europe forcément a-nationale, mais surtout a-culturelle: un élément vide, neutre, indistinct, sans caractère propre, qui ne brille que par réfraction des influences extérieures. Un astre mort.
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