Les 14 et 28 mai prochains, les 85 millions de Turcs éliront leur président. Cette élection est bien sûr essentielle pour le pays lui-même, mais également pour les Occidentaux et toute la région tant la Turquie y occupe une place stratégique. Pierre Clairé donne ici un aperçu de l’évolution du président actuel, de ses choix possibles pour l’avenir s’il est réélu, et de ceux de ses opposants. Menacé par Kemal Kılıçdaroğlu, le président sortant Receyp Tayyip Erdoğan a affirmé en meeting en fin de campagne: « Ma nation ne cédera pas le pouvoir à quelqu’un qui a été élu président avec l’aide du PKK »…
La Turquie doit se choisir un nouveau président ces 14 et 28 mai. Les éléctions législatives turques, elles, ne se déroulent que sur un tour. Tout juste 100 ans après la fondation de la république séculaire de Mustafa Kemal Atatürk, cette élection aura une importance historique, tant pour les 85 millions d’habitants du pays que pour les ambitions de Receyp Tayyip Erdoğan. Au-delà de la destinée des Turcs, le résultat de ces élections revêt une importance particulière pour les Occidentaux du fait du rôle pivot de la Turquie dans la région.
Une accaparation des pouvoirs au profit d’une politique néo-ottomane…
Depuis son arrivée au pouvoir, Receyp Tayyip Erdoğan est progressivement revenu sur les acquis de la période Atatürk. Il est devenu Premier ministre en 2003, après la victoire de son parti islamiste AKP lors des élections législatives de 2002, bénéficiant alors de la crise économique turque de 2001. Cet islamo-conservateur est progressivement revenu sur ce qui avait permis à la Turquie de rejoindre l’OTAN, et de se trouver à la porte de l’Union européenne : à savoir les acquis d’Atatürk qui faisaient de la Turquie un pays laïc moderne et occidental respecté dans la zone.
Son revirement fut constitué par une politique reposant sur deux piliers : islamisme et nationalisme. Erdogan a ainsi participé à la réislamisation du pays en rendant par exemple l’enseignement du Coran obligatoire à l’école ou en autorisant le port du voile dans les universités ou l’administration. Sur le plan international, il a adopté une politique néo-ottomane en rupture avec l’Occident et qui veut faire du pays une puissance régionale non alignée sur l’Europe ou les États-Unis.
Après le référendum constitutionnel de 2017, le régime turc est passé de parlementaire à présidentiel sous l’impulsion de Receyp Tayyip Erdoğan. Avec la réforme, les pouvoirs de la Grande Assemblée nationale de Turquie ont été considérablement diminués, au profit de ceux du président. La fonction de Premier ministre, auparavant choisi par le parlement, a été abrogée au profit d’un vice-président choisi par le président lui-même, tout comme les ministres. De plus, depuis la double victoire d’Erdoğan et de l’AKP en 2018, les pouvoirs du président sont renforcés avec une majorité solide au parlement.
… mais des élections incertaines
Les prochaines élections promettent d’être les plus contestées depuis qu’Erdoğan est au pouvoir. Alors que les précédentes lui furent de simples promenades de santé, les sondages, cette fois-ci, ne sont pas favorables au président sortant. De même, le parti présidentiel est crédité de moins de 40% des intentions de vote aux élections législatives et se trouve talonné par le parti républicain du peuple (centre gauche) du rival d’Erdoğan ; Kemal Kılıçdaroğlu. Ce dernier veut profiter du bilan plus que mitigé d’Erdoğan pour espérer l’emporter, même s’il lui faut rester prudent. En effet, ce kémaliste défenseur de la laïcité doit se méfier du vote religieux et idéologique, très important en Turquie, et qui pourrait le desservir. De plus, les sondages et les Occidentaux en général ont tendance à sous-estimer Erdoğan ; en 2018 par exemple, on prétendait qu’il serait mis en ballotage, ce qui ne fut pas le cas. En d’autres termes, la gronde face à la gestion d’Erdoğan pourrait ne pas se traduire forcément par un vote pour l’opposition.
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Les raisons de cette gronde sont multiples. Tout d’abord à cause des problèmes économiques, un pouvoir d’achat réduit, une inflation qui est proche des 50% après avoir connu un pic à 85% en octobre, et une livre turque relativement faible. Ensuite, la gestion du séisme de février 2023 est aussi un point noir du bilan d’Erdoğan. Les Turcs lui reprochent sa gestion de la crise mais surtout la corruption qu’il a laissé proliférer dans le pays et qui a entraîné des défauts de construction ayant conduit eux-mêmes à plus de destructions et de morts. De plus, la peur des dérives autoritaires d’Erdoğan peut jouer un rôle lors de cette élection. En 20 ans de règne, Erdoğan, qui avait été élu comme un islamiste modéré,s’est montré plus ferme envers les minorités, ce qui a conduit de nombreux intellectuels à quitter le pays. Enfin, il faut signaler que l’AKP, machine de guerre au service du président turc lors des deux dernières décennies s’est considérablement affaiblie et ne semble plus faire consensus dans la population. En effet, les changements générationnels de la population turque menacent son hégémonie. Si l’islamo-conservatisme de l’AKP avait pu séduire, en 2002, une population attachée aux traditions, celui-ci ne fait plus autant recette dans une population moins pratiquante, attachée aux libertés et aussi plus critique envers l’autoritarisme d’Erdoğan.
Une élection pivot pour l’Europe et le Moyen Orient
En cas de nouveau succès d’Erdogan, les conséquences pour l’Occident et la zone seront d’importance, selon la confirmation d’un virage autoritaire avec un seul homme aux manettes pouvant se montrer menaçant ou l’émergence d’un régime plus démocratique et ouvert.
Durant son règne, Erdoğan a pu se montrer critique voire hostile envers l’Occident, et sa possible reconduction peut en inquiéter plus d’un car il y a fort à parier que la Turquie continuera sur cette voie. Concernant l’Union Européenne, les pourparlers d’adhésion ont été stoppés avec la réforme constitutionnelle de 2017 et il est peu probable qu’Erdoğan effectue un tournant politique vers l’UE, notamment en ce qui concerne le respect de l’État de droit. De même, les rapports avec les États-Unis et l’OTAN ne sont pas dans un meilleur état, avec la sortie de la Turquie du programme F-35 américain ou les blocages pour l’adhésion de la Finlande ou la Suède à l’Alliance Atlantique. Enfin, la Turquie a montré des signes de rapprochement avec la Russie, ce qui peut provoquer un changement de rapport de force pour la sécurité de la zone. En effet, Erdoğan a toujours refusé de sanctionner la Russie et Vladimir Poutine a apporté son soutien à un dirigeant aux « objectifs ambitieux » le mois dernier.
L’opposition, quant à elle, se veut davantage consensuelle, mais il existe une incertitude sur la politique menée en cas de défaite d’Erdogan. Il ne faut pas oublier que la coalition s’opposant à l’AKP est diverse et que seul le ressentiment envers le président sortant rassemble les partis. Sur le plan de la politique étrangère, les différents membres ont du mal à se mettre d’accord. Pour autant, Kılıçdaroğlu a donné son avis sur de nombreux points. Il veut se rapprocher de l’UE en accélérant la démocratisation dans le pays, des Américains et de l’OTAN en revenant dans le programme F-35 et en acceptant la candidature suédoise. Il cherche aussi à persévérer pour faire du pays un interlocuteur de choix dans la guerre en Ukraine, notamment avec un accord sur les céréales amplifié, tout en se montrant plus ferme avec la Russie. Enfin sur la question des Syriens, pris pour cible dans le pays, il veut le retour des troupes turques engagées dans le pays de Bachar-Al-Assad et rétablir le dialogue avec ce dernier.
La Turquie est un peu le pays pivot au carrefour de trois zones : la Méditerranée, l’Europe, en particulier de l’Est, et du Moyen-Orient. Une victoire supplémentaire d’Erdogan confirmerait l’ancrage islamiste de la Turquie et un tournant de moins en moins favorable pour l’Occident. Cependant, cette élection n’est pas nécessairement la plus favorable pour un président sortant à bout de souffle…
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