Comme chaque année, en mai, le barnum du Festival de Cannes vitrifie les sorties en salle des autres films. Circulez! Hors de la Croisette, il n’y a rien à voir. Pour combattre cet incroyable monopole, il suffit de se tourner vers des ressorties sur grand écran. Et là, au moins, avec Grémillon, Fellini et Blier on peut rester les yeux grand ouverts.
Grand maître
L’Étrange Monsieur Victor, de Jean Grémillon
Sortie le 3 mai
Un film avec Jules Auguste Muraire, dit Raimu, ne peut pas être foncièrement mauvais. C’est du moins ce dont on est persuadé ici. Et quand il s’agit d’un film réalisé par le décidément trop délaissé Jean Grémillon, tout va pour le mieux. Signé par les talentueux Charles Spaak et Marcel Achard, le scénario de L’Étrange Monsieur Victor déroule habilement la trame d’un drame psychologique mâtiné de polar qui évite tout pathos. Mari attentif d’une charmante épouse (Madeleine Renaud), père aimant d’un nouveau-né, Victor Agardanne (Raimu) est un commerçant honoré. Difficile de soupçonner que, dans son arrière-boutique, cet homme affable le jour devient, la nuit, le receleur d’une bande de cambrioleurs ; jusqu’à ce que, menacé de chantage par l’un d’eux, il le tue. Son voisin, Bastien, cordonnier de son état (Pierre Blanchar) est accusé du meurtre à sa place et condamné au bagne. Après sept ans de détention, Bastien parvient à s’évader, revient trouver Victor, lequel lui propose alors de subvenir à ses besoins… Le tout commence comme une comédie provençale à la Pagnol, Toulon et Raimu faisant la blague. Mais le récit bascule insensiblement vers le drame.
Un mot d’abord sur Grémillon qu’il faut à tout prix remettre en lumière, comme nous y incite Bertrand Tavernier dans son Voyage à travers le cinéma français. À son propos, le brillant scénariste Charles Spaak écrit : « Il était intelligent, cultivé, il savait écrire, peindre, composer de la musique. Il était beau, généreux, faisait très bien la cuisine, adorait la vie. Il avait tout pour réussir et il a eu une existence contrariée, sans arrêt marquée d’échecs. Cela venait de son caractère : il aimait travailler avec les scénaristes, avec les acteurs, il était passionné par le montage mais malheureusement, il n’aimait pas les producteurs et ils le lui ont toujours bien rendu. » Au-delà de cette malédiction, il reste donc ses 17 films, de Maldonne, en 1928, jusqu’à L’Amour d’une femme, en 1953, avec quelques chefs-d’œuvre, outre celui nous occupe ici : Gueule d’amour, Remorques, Lumière d’été, Le ciel est à vous.
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L’Étrange Monsieur Victor n’est pas le plus abouti ni le plus admirable de ses films, mais il est indéniablement le plus noir, le plus en demi-teintes, à l’instar de ces persiennes de l’appartement toulonnais du personnage principal qui ne laissent en permanence passer qu’une demi-lumière, une demi-vérité, une demi-personnalité. Ou comment un simple élément de décor peut devenir la métaphore d’un propos presque moral. Et Raimu de prêter sa fausse bonhomie, sa feinte jovialité, sa désarmante nonchalance à ce demi-monde. On songe inévitablement au Michel Serrault du film de Claude Chabrol, Les Fantômes du chapelier : il a lui aussi son Bastien, son cordonnier, en la personne du tailleur joué par Charles Aznavour qui est également sa mauvaise conscience. Tourné en 1938, après Gueule d’amour et avant Remorques, L’Étrange Monsieur Victor est d’une maîtrise exceptionnelle avec, évidemment, Raimu au cœur de sa distribution. Il est plus que parfait en homme tourmenté et rongé par la culpabilité. Au début du film, il est comme chez Pagnol ou d’autres : provençal à souhait, aimable, souriant, le père de famille idéal. Mais Raimu a accepté de faire vaciller sa propre statue pour se transformer en être brutal et impatient parce qu’il ne supporte plus d’avoir fait condamner un innocent. Or, Raimu, star incontestable de l’époque, prend un vrai risque à jouer ainsi un personnage déplaisant. Il va jusqu’à surjouer la faconde marseillaise, véritable marque de fabrique de son succès. Du grand art que Grémillon sait capter en filmant son acteur dans la pénombre de l’ambiguïté. Ici, Raimu, le Roi-Soleil de la Canebière et autres lieux méridionaux, révèle sa part sombre de façon incomparable.
Grand art
Buffet froid, de Bertrand Blier
Sortie le 3 mai
Il y a eu Drôle de drame, du tandem Carné-Prévert avec Jouvet, Simon et Barrault en 1937. Et il a fallu attendre 1979 pour qu’avec Buffet froid, écrit en solitaire, Bertrand Blier renoue avec l’esprit de la farce macabre assez peu pratiquée en France. Depardieu, Carmet et Blier père font ici des étincelles d’absurde absolu et de dérision assumée. Tout commence par un mort qui parle avec un couteau en plein ventre dans les couloirs du RER de La Défense. Tout finit en pleine nature, dans une barque sur un Styx moderne. Entretemps, les mots d’auteur et l’abracadabrantesque le disputent au trivial poétique cher à Blier. Le film ressort dans une version impeccablement restaurée. On croit le connaître, mais des surprises sont toujours au rendez-vous de ce bijou noir. Pour être complet dans le registre, on peut ajouter que deux ans plus tard, avec son réjouissant Coup de torchon, Bertrand Tavernier a donné à Carmet et à Blier une nouvelle postérité digne d’intérêt.
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Grande dérision
Il Bidone, de Federico Fellini
Sortie le 17 mai
« Pour pouvoir décrire l’univers d’Il Bidone, il me fallait descendre dans une sorte d’enfer où les hommes ont des consciences et des rapports de bêtes, c’est-à-dire que je devais réduire mon propre univers moral afin de créer les personnages de l’intérieur. Mes héros sont difficiles à aimer ; ils offrent aux spectateurs une image peu flatteuse d’eux-mêmes, que beaucoup devraient refuser. » Qui mieux que Fellini lui-même pour donner l’enjeu de son film ? Tout est dit ou presque à propos d’une œuvre que le public de l’époque a boudée, reprochant à Fellini de ne pas reproduire ce qu’il avait fait avec La Strada. Or, Il Bidone se rapproche beaucoup plus d’I Vitelloni, soit la description de personnages sans véritable profondeur, qui n’ont pas trouvé comment conduire leur vie et se comportent en parasites sociaux. Fellini signe ici l’un de ses plus beaux films méconnus. Une sorte de conte qui s’abstrait de toute morale.