Le guide suprême de l’Iran, l’ayatollah Khamenei, devait consacrer aujourd’hui le prêche du vendredi à l’élection présidentielle et à la contestation qui n’a cessé de monter à Téhéran et de s’étendre à tout le pays depuis le 12 juin. Il avait été l’un des seuls dignitaires religieux iraniens à féliciter Mahmoud Ahmedinejad de sa réélection, tandis que le haut clergé chiite gardait prudemment le silence sur la sincérité du scrutin. Qui ne dit mot consent ? Les proverbes ne valent pas en Iran, où rien n’est jamais simple. Pilier de la Révolution islamique de 1979 et défenseur d’un assouplissement du régime façon Khatami, l’ayatollah Montazeri, qui, dans les années 1980, était considéré comme le plus probable successeur de Rouhollah Khomeini avant de s’en éloigner, est sorti cette semaine du bois. Plusieurs autres grands mollahs lui ont emboîté le pas, réclamant le recomptage des voix, voire la tenue de nouvelles élections. Ali Khamenei, le guide suprême, se retrouve aujourd’hui dans une position extrêmement délicate : s’il persiste à apporter son soutien au président Ahmedinejad, il confine nolens volens Mir Hossein Moussavi dans un rôle d’opposant. Ce n’est pas simplement le régime qu’il risque de faire vaciller, mais le principe même de la Révolution islamique : comment s’imaginer un président de la République des mollahs compter dans les rangs de sa future opposition la quasi-totalité de la hiérarchie chiite du pays ? La situation deviendrait très vite intenable.
Certes, on a beau se dire qu’il faut se lever de bonne heure pour trouver la moindre différence idéologique entre Mahmoud Ahmedinejad et Mir Hossein Moussavi. Sur l’essentiel, les deux ne sont pas fâchés : l’enfer est américain et sa succursale régionale est israélienne. Les deux pensent également, du moins officiellement, qu’une petite bombinette atomique arrangerait les affaires iraniennes… Seulement, l’accession au pouvoir de Mir Hossein Moussavi pourrait faire considérablement évoluer la situation. L’ancien Premier ministre iranien n’est pas un perdreau de l’année, mais rien n’exclut qu’il ne relance les projets de démocratisation du régime, portés un temps par Mohammad Khatami et l’Alliance des réformateurs. D’ailleurs, aurait-il un autre choix ? Malgré la croissance économique, c’est l’autoritarisme du Shah qui avait précipité sa chute en 1979 et fait accéder les mollahs au pouvoir. Il se pourrait bien que les mêmes causes produisent les mêmes effets et que le durcissement ces dernières années du régime d’Ahmedinejad provoque son éviction. Privé du soutien de la hiérarchie chiite et payant également le prix fort pour une politique économique désastreuse (avec un taux de chômage et une inflation jamais vus), Ahmedinejad pourrait bien également être la victime collatérale de la dernière élection américaine. Car, en clamant haut et fort son refus de s’immiscer dans les affaires intérieures iraniennes, puis en laissant ouverte la porte au dialogue avec Téhéran, Barack Obama joue un sale tour au président Ahmedinejad, désormais privé de sa massue rhétorique : être le défenseur de l’Iran contre le grand Satan américain…
En attendant, la contestation grandit en Iran. Réalisatrice de Persepolis, l’illustratrice Marjane Satrapi convoquait il y a deux jours la presse à Bruxelles pour exhiber la copie d’une note adressée par le ministre de l’Intérieur iranien au guide suprême. Ce document, qui corrobore les informations dont Alexandre Adler nous avait fait part, indique que Mahmoud Ahmedinejad n’aurait recueilli que 12 % des voix à l’élection présidentielle[1. Total des votes : 42 026 078. Moussavi : 19 075 623. Karoubi : 13 387 104. Ahmedinedjad : 5 698 417. Rezai : 3 754 218. Votes annulés : 38 716.], largement distancé par Mehdi Karroubi et Mir Hossein Moussavi. Le document circule depuis trois jours en Iran et s’échange par mail au sein des élites iraniennes et des classes moyennes du pays, sous cette forme qui nous a été transmise par des amis d’Iran que nous remercions.
Evidemment, l’on prendra tout cela avec des pincettes. Un mail peut bien venir d’amis, il peut bien avoir été expédié d’Iran : le fake n’a pas de frontière. Seulement, au-delà de son authenticité, un tel document nous renseigne sur l’état d’esprit de la contestation. En plaçant Mahmoud Ahmedinejad à la troisième place du scrutin, ce n’est pas la régularité de son élection que ses opposants mettent en cause, mais sa légitimité. François Bayrou vous le dira : on a beau se monter le bourrichon tous les matins en se rasant (exercice périlleux au pays des barbus), arriver troisième à une élection n’est pas grand chose…
Moussavi ou Ahmedinejad, donc ? Allez savoir. L’Occident a tout intérêt à ne pas s’immiscer dans ces affaires-là et l’on pourrait déroger à la loi républicaine pour imposer le port – provisoire et symbolique – de la burqa à certains de nos ministres qui se croient obligés de monter sur leurs petits poneys et de prendre parti. Chaque fois qu’une chancellerie occidentale apporte son soutien à Moussavi, c’est Ahmedinejad qu’elle favorise. Unanimes, les belles âmes avaient chanté Obama sur tous les tons lors de son accession à la Maison Blanche, elles feraient bien aujourd’hui de l’imiter et de se taire. Le président américain joue très serré. Alors qu’un changement politique en Iran l’arrangerait pour accélérer le processus de paix au Moyen Orient (dans le conflit israélo-palestinien, comme en Irak), il s’en tient à une ligne : renvoyer dos à dos Moussavi et Ahmedinejad, minorer leurs différences et arguer que l’un et l’autre sont hostiles aux Etats-Unis… Ponce Pilate a un gamin : il fait de la politique à Washington et ça ne lui réussit pas trop mal.
L’hypothèse Moussavi n’est certes pas la panacée, mais elle n’en reste pas moins plus souhaitable que le statu quo. Pour une bonne raison : cet architecte, originaire de Khameneh, à l’Est de l’Azerbaïdjan, est azéri. Culturellement, il est proche des Turcs et de tous les Turkmènes qui ont essaimé dans la région. Pendant la campagne, il est allé jusqu’à revendiquer son identité azérie, en prononçant à Tabriz, dans le nord-ouest du pays, un discours en turc azéri, alors même que l’enseignement et la pratique de cette langue sont vus du plus mauvais œil par Téhéran. Il n’est donc pas dit que l’accession au pouvoir de Moussavi, culturellement proche de la Turquie, n’inciterait pas à un rapprochement assez rapide entre Ankara et Téhéran, au nom d’un revival de cet ottomanisme qu’on croyait disparu depuis l’abolition de l’Empire par Atatürk en 1922. Certaines vieilles idées ont la dent dure. Et ce pourrait être là une promesse de stabilité pour tout le Moyen Orient et un facteur de développement pour l’Iran.
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