L’enseigne, qui se dit « agitateur culturel », affiche dans certaines de ses boutiques des complaisances plus que douteuses. Au Forum des Halles, à Paris, Dieudonné bénéficie depuis des années du soutien d’un responsable de rayon qui, sous couvert d’« ésotérisme », continue de promouvoir les pires thèses complotistes et antisémites.
Au xxie siècle, l’antisémitisme et le complotisme se portent bien. Avant son « revirement », Dieudonné en a été le porte-étendard durant une vingtaine d’années. Si ses premiers soutiens viennent majoritairement du militantisme « afro-caribéen », il rallie ensuite la frange la plus antisémite de l’extrême droite. Robert Faurisson qui, au départ, n’a que mépris pour lui, trouvera son spectacle Mes excuses « féérique » (sic). Quatre ans plus tard, l’ancien comparse d’Élie Semoun le fait acclamer sur la scène du Zénith. Par l’entremise de Dieudonné, toute une génération fait ainsi la connaissance de la doxa négationniste. Et quand Manuel Valls, ministre de l’Intérieur de François Hollande, annonce que la lutte contre les saillies judéophobes de Dieudonné est une priorité, l’extrême droite est en première ligne pour le soutenir. L’exemple le plus célèbre est Emmanuel Ratier, héritier du collaborationniste Henry Coston, qui prétend révéler dans une courte biographie le « vrai Manuel Valls ». Dieudonné s’affiche alors avec le livre en main dans une vidéo toujours accessible sur la Toile. La généalogie des réseaux de soutien de Dieudonné constitue la micro-histoire de ce phénomène de société qu’est le « dieudonnisme ».
Le marché du conspirationnisme
La FNAC a fait partie de cette histoire. Un proche de Dieudonné officiant dans le magasin des Champs-Élysées, il est, entre 2012 et 2014, la cible de manifestations, notamment de membres de la Ligue de défense juive.
Le contentieux n’est pas nouveau. D’après les auteurs de La Galaxie Dieudonné, dès septembre 2005, « le syndicat CFTC de l’enseigne écrivait au PDG de l’entreprise pour protester contre l’interdiction de vente du DVD d’un spectacle de l’humoriste et criait à la censure[1] ». La réponse de la direction de la FNAC est qu’il n’y a nulle censure : le DVD n’est simplement pas en tête de gondole.
Soutien affiché de l’humoriste reconverti en complotiste, et syndicaliste CFTC, Jean-Marie Keï travaille à la FNAC Champs-Élysées. En 2009, Keï est investi sur la « liste anti-sioniste » que conduit l’humoriste dans le cadre des élections européennes. Sur son lieu de travail, l’homme se retrouve dans le viseur de la direction. À deux ou trois reprises, un de ses collègues, syndicaliste chevronné, également à la CFTC lui « sauve la mise ». Employé depuis octobre 1994, Bernard Fontaine est aujourd’hui responsable du rayon « ésotérisme » à la FNAC des Halles. Curieusement, c’est là que le chaland peut découvrir un authentique marché du conspirationnisme et de l’occultisme de bas-étage. De David Icke au livre de Dietrich Eckart sur Hitler, que rééditent les éditions de l’Homme libre[2], en passant par la série du Livre jaune[3], les « vérités alternatives » sont à l’honneur. Très récemment, on y trouvait côte à côte une réédition de La Franc-Maçonnerie synagogue de Satan de Mgr Léon Meurin (1893 pour la première édition) ainsi qu’un opuscule au titre explicite, Le Gouvernement mondial de l’Antéchrist, dont la quatrième de couverture indique que son auteur, Serge Monast, se réclamait de William Guy Carr, l’auteur du célèbre Pawns in the Game (« Des pions sur l’échiquier »), un classique de la littérature antisémite. Précisons que nous n’avons rien constaté de comparable dans les autres enseignes parisiennes de la FNAC.
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Membre du FN entre 1987 et 1995, adhérent du Grece[4] depuis 1992, Bernard Fontaine vient de cette frange de l’extrême droite qui fait de la détestation d’Israël et de l’« axe américano-sioniste » une priorité. Ce que Dieudonné met en scène de façon humoristique, la littérature « ésotérico-complotiste » en fournit une version qui se veut savante. Illustration parfaite de l’aisance avec laquelle une pensée « conspirationniste » s’articule à un antisionisme radical, son livre Les Illuminati : l’histoire secrète du monde et le Nouvel Ordre mondial[5] est en tête de gondole près d’une année durant à la FNAC des Halles. Le passage sur les Protocoles des Sages de Sion laisse entendre que, certes, il s’agit d’un faux, mais qui serait néanmoins porteur d’une certaine « vérité » sur la marche nébuleuse du monde, à savoir que le « sionisme » mènerait une entreprise de dissolution d’un ordre du monde présumé éternel. Il rattache le sionisme aux mouvements juifs messianiques du xviiie siècle, qui prennent corps autour des « faux messies » Sabbataï Tsevi et Jacob Frank, suggérant qu’il y a là une « clé à l’énigme de la croyance en un “pouvoir occulte juif” car ces deux courants furent accusés de s’être faussement convertis à l’islam et au catholicisme ». L’accusation est un poncif de la littérature antisémite : les juifs, tels des marranes[6], feignent de se convertir pour saper « de l’intérieur » l’édifice des sociétés où ils se sont « infiltrés ». Quant à l’agitation autour des Protocoles, elle constitue, lit-on encore, « un remarquable travail de détournement qui va permettre une véritable recherche sur les origines de ce pouvoir occulte puis d’engager un processus de destruction du judaïsme traditionnel, et de forcer ainsi les masses juives à se tourner vers le monde moderne. Le texte fondateur est bien entendu Les Protocoles des Sages de Sion dont l’étrange (sic) diffusion va assurer un véritable travail de sape au sein du monde chrétien et musulman, empêchant ainsi en Occident la possibilité de constitution d’un “Front des traditions”[7] ». Extraordinaire retournement où les victimes des Protocoles ne sont pas les juifs calomniés mais les chrétiens et les musulmans empêchés de s’unir dans le « Front des traditions ». Cette dernière appellation fait écho au « Front de la foi » qu’appelle de ses vœux Alain Soral et que Dieudonné reprend à son compte. Comme lors de ce passage à la télévision iranienne où il appelle à l’union islamo-chrétienne contre le sionisme.
L’antisionisme permet bien des convergences
La haine d’Israël, dépeint en moteur de l’« anti-tradition », est le fil conducteur entre les spéculations pseudo-ésotériques et le domaine politique stricto sensu. Ainsi trouve-t-on, toujours au rayon ésotérisme de la FNAC des Halles, une réédition de La Lance du destin de Trevor Ravenscroft, un classique de la littérature occultiste. Cette nouvelle traduction, éditée chez Camion noir, est signée Tahir de la Nive, de son vrai nom Jean-Louis Duvigneau, un vieux militant néofasciste et ami de longue date de Bernard Fontaine. Converti à l’islam à la suite de son engagement en Afghanistan dans les années 1980, il publie en 2003 Les Croisés de l’Oncle Sam : une réponse européenne à Guillaume Faye et aux islamophobes, un essai qui prend la défense de l’islamisme auprès du lectorat d’extrême droite[8]. Ce texte est mis en vente à Paris dans trois librairies : la Licorne Bleue, ouvertement néonazie, qui affiche son soutien à Dieudonné en distribuant les flyers de certains de ses spectacles. Arrissala, dirigée par l’islamiste marocain Abdelhakim Sefrioui[9] qui, en 2005-2006, est membre du bureau de campagne de Dieudonné (qui envisage alors de se présenter aux élections présidentielles de 2007). Enfin, la Librairie de l’Orient est le diffuseur de la maison d’édition chiite libanaise Albouraq, éditeur de l’idéologue du Hezbollah, cheikh Naïm Qassem. Dieudonné fait la connaissance du Hezbollah en 2006 par l’entremise de Frédéric Chatillon. En janvier 2009, ce dernier défile, avec Dieudonné là encore, dans le cortège du collectif Cheikh Yassine d’Abdelhakim Sefrioui. On voit qu’un certain antisionisme permet, sinon des alliances, des convergences entre milieux plutôt opposés par ailleurs.
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On ne saurait boucler cette boucle sans évoquer un ancien des RG qualifié par Yves Bertrand (qui a dirigé ce service entre 1992 et 2004) de « maniaque de la conspiration ». Il s’agit de l’ancien commissaire Hubert-Marty Vrayance, l’un des principaux inspirateurs des élucubrations de Thierry Meyssan sur le 11-Septembre[10]. Dans les années 1990, tout comme Dieudonné, Thierry Meyssan est classé à gauche et passe pour un ennemi résolu du FN. La reprise du conflit israélo-palestinien et ses répercussions en France, la chute des Twins Towers, la guerre en Irak enfin, ont fait voler en éclats bien des clivages. D’où des recompositions qui peuvent dérouter. Durant près de deux décennies, Dieudonné a incarné cette nouvelle donne idéologique et, quel que soit le chemin qu’il décide d’emprunter aujourd’hui, elle n’est pas près de disparaître.
[1]. Michel Briganti, André Déchot, Jean-Paul Gautier, La Galaxie Dieudonné, Syllepse, 2011, p.164.
[2]. Dirigées par William Bonnefoy, elles éditent en grande partie des ouvrages apologétiques de la Waffen SS.
[3]. Sur Le Livre jaune, se reporter à Pierre-André Taguieff, La Foire aux illuminés, Mille et une nuits, 2005.
[4]. Groupement de recherche et d’études sur la civilisation européenne : structure historique de la « Nouvelle Droite » emmenée par Alain de Benoist.
[5]. Les Illuminati : l’histoire secrète du monde et le Nouvel Ordre mondial (co-écrit avec Geneviève Béduneau, Arnaud de l’Estoile et Richard D. Nolane), J’ai Lu, 2013.
[6]. Précisons : des marranes tels qu’ils sont fantasmés par l’antijudaïsme catholique.
[7]. Op. cit., p. 243.
[8]. Pour un portait détaillé de Tahir de la Nive/Jean-Louis Duvigneau, voir Philippe Baillet, L’Autre Tiers-Mondisme : des origines à l’islamisme radical, Akribeia, 2016.
[9]. Sefrioui est mis en cause après l’assassinat de Samuel Paty. L’affaire est toujours en cours.
[10]. Voir à ce sujet Guillaume Dasquié et Jean Guisnel, L’Effroyable Mensonge, La Découverte, 2002 et Fiammetta Venner, L’Effroyable Imposteur, Grasset, 2005.