L’explosion du gazoduc en septembre dernier est un cauchemar diplomatique pour les Européens. S’il s’avère que ce sont les Américains et non les Russes – qui ont fait le coup, l’UE est condamnée à l’immobilisme, donc à l’humiliation: impossible de sanctionner un tel « allié». Peut-être vaut-il mieux ne pas savoir qui est le saboteur.
La destruction du gazoduc Nord Stream, le 26 septembre 2022, a fini par remonter à la surface, comme une bulle de méthane sortie de la vase pour éclater à l’air libre. Et ça ne sent pas très bon. Surtout pour les Européens.
L’explosion de Nord Stream a tout du cauchemar durable pour l’Europe. Si les lourds soupçons qui pèsent sur les États-Unis se confirment, les Européens se retrouveront embourbés entre humiliation, impuissance, perte de crédibilité et moquerie internationale. Dur à avaler alors que l’on est la victime.
La version initiale d’un sabotage russe, que les fonctionnaires et médias les moins malins nous ont servie d’entrée, ne pouvait tenir bien longtemps tant elle était peu convaincante. L’article « Comment les États-Unis ont détruit Nord Stream », publié le 8 février dernier par Seymour Hersh, l’a torpillée en un seul clic.
Les États-Unis: Who else ?
La riposte en trois temps (démenti officiel américain, accusation de complotisme contre l’auteur – pourtant pas le premier rigolo venu –, puis évocation d’un improbable groupuscule-russe-anti-Poutine-et-pro-Ukraine) n’a guère allégé les lourds soupçons qui pèsent sur la seule puissance possédant à la fois le mobile, le contrôle stratégique de la zone et les capacités opérationnelles de réaliser cette opération sans bavure et sans être repérée. Un travail d’orfèvre, chapeau bas. D’autant que le souvenir des menaces publiques de Joe Biden, quelques jours avant le début de l’invasion russe, ne peut qu’aggraver les soupçons. « If Russia invades [Ukraine][…] there will be no longer a Nord Stream 2. We will bring an end to it. » On ne pouvait être plus clair.
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Trois enquêtes – suédoise, danoise et allemande –, lancées dès septembre, sont désormais terminées. Leurs conclusions, attendues pour le début de l’année, ne sont toujours pas sorties. Seule certitude énoncée par des officiels européens : « Il n’y a aucune preuve à ce stade que la Russie soit derrière ce sabotage. » Dans une période où tout est bon pour taper sur Moscou, cette phrase vaut pleine reconnaissance d’innocence de la Russie.
Comme le signalait récemment le général Dominique Trinquand, consultant militaire guère plus russophile que la chaîne sur laquelle il officie (LCI), « si on ne trouve aucune preuve du côté des Russes, il faut chercher ailleurs ». Or, à part chez les Américains, notre général voit mal où chercher un suspect crédible. Et d’ajouter pour les mal-comprenants : « Si on n’a pas les conclusions [des trois enquêtes déjà menées], c’est qu’on ne veut pas les donner. » Suivez mon regard.
De nouveaux épisodes de ce feuilleton pourraient bientôt nous apporter des preuves plus ou moins irréfutables de la culpabilité américaine. Ce serait tout sauf une bonne nouvelle pour les Européens. Personnellement, je prie pour que la réalité ne sorte jamais.
Le cauchemar sans fin
J’imagine déjà les gorges chaudes des anti-européens et des prorusses, les saillies des anti-américains primaires et des vieux gaullistes.
– L’Europe victime d’un acte de terrorisme d’État – excusez du peu – commis par son principal allié et le garant de sa sécurité ? « Avec des protecteurs pareils, pas besoin d’ennemis ! »
– L’Europe ne prend aucune mesure, ne lance aucune poursuite, ne demande aucune réparation ? « C’est ça, l’Europe puissance, l’Europe indépendante ? »
– Bruxelles se contente d’un communiqué « déplorant » cet acte « inamical », mais ne « condamne » pas une opération de « sabotage » – ces deux mots ayant été jugés trop agressifs par, disons, les Polonais ? « L’Europe se couvre de honte ! »
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– L’Europe ne procède à aucune révision de sa relation avec les États-Unis et tout continue comme si de rien n’était ? « L’Europe n’est que le valet de l’Oncle Sam. Elle reçoit des coups de bâton sans rien dire. »
– Pire, imaginez les Russes et les Chinois, soutenus par un nombre conséquent de pays, présenter une résolution au Conseil de sécurité ou à l’Assemblée générale des Nations unies. Les Vingt-Sept, dans l’impossibilité conceptuelle de voter avec les Russes et les Chinois et ne pouvant voter une condamnation des États-Unis seraient obligés de s’abstenir ou, pire, de voter contre un texte condamnant ce sabotage pourtant perpétré chez eux. On a connu plus glorieux. « L’Europe se couche devant l’Oncle Sam ! »
– Enfin, pour finir, nous aurons droit au défilé de tous les affreux : Erdogan, Poutine, barbus iraniens et dictateurs de tout poil qui se moqueront avec leur grossièreté habituelle de ce qu’ils appelleront la vassalisation des Européens et leur manque de courage, voire de dignité. « Deux poids, deux mesures… la duplicité des Européens mise à nue… l’UE n’a plus aucune crédibilité… l’UE petit soldat des États-Unis… », etc.
Je les entends tous d’ici. Un cauchemar sans fin, vous dis-je. Naturellement, nous lancerons une contre-offensive médiatique en rappelant quelques évidences utiles, laissées dans l’ombre jusqu’à présent : cet acte visait un bien russe et non européen ; la rupture de ce gazoduc affecte les Russes plus que nous ; ne nous trompons pas d’ennemis, c’est la Russie et non les États-Unis qui veulent détruire la démocratie européenne, etc. À défaut de convaincre les brutes épaisses insensibles à la subtilité de nos éléments de langage, nous parviendrons au moins à accréditer auprès des populations européennes l’idée que cette prouesse de plongeurs de combat n’est en réalité qu’un non-événement monté en épingle par nos ennemis. J’hésite entre rire et pleurer. Mais je vous demande d’avoir une pensée pour les diplomates français. Coincés entre une Russie qui a opté pour la guerre, un allié américain toujours aussi brutal et des partenaires européens encore plus alignés du fait de la guerre, ils se démènent pour bâtir la grande diplomatie « indépendante et européenne » qu’attendent nos dirigeants depuis vingt ans. Mais que constatent-ils ? Un sentiment, pire qu’une vive opposition, se diffuser en de multiples points de la planète. L’indifférence.