Accueil Édition Abonné Avril 2023 Le roman de la sardine

Le roman de la sardine

Goût subtil, fondant, élégance...


Le roman de la sardine
L'épicerie La Petite Chaloupe, dans le 13e arrondissement de Paris © Hannah Assouline

Une boîte de sardines à l’huile est aussi riche en histoires qu’en oméga 3. Derrière ces filets luisants harmonieusement calés tête-bêche, on trouve l’épopée de la conserverie, des marins-pêcheurs, de leurs épouses et de leurs veuves. La France compte aujourd’hui huit sardineries artisanales ; elles étaient 200 au siècle dernier.


Il existe un héroïsme caché au fond des boîtes de sardines, une épopée sociale, une histoire fascinante et méconnue qui nous a été révélée il y a peu par Alain Boutin, patron de La Petite Chaloupe. Située boulevard du Port-Royal, à Paris, cette épicerie unique en son genre propose le plus grand choix de sardines à l’huile de la capitale : 70 boîtes différentes, vendues de quatre à huit euros (en fonction du millésime et de la préparation). À midi, les amoureux des produits de la mer viennent y casser la croûte à la bonne franquette pour déguster une douzaine d’huîtres bien iodées, du saumon d’Écosse fumé ou mariné, du foie de lotte, des coquilles Saint-Jacques poêlées, de la brandade de morue, le tout accompagné d’une carafe de muscadet bien frais. Au dessert, Alain Boutin revêt le tablier de Mireille Darc et fouette la crème chantilly pour napper ses babas au rhum. Mais la vraie passion de cet ancien informaticien totalement « ininterviewable » (nous avons dû reconstituer ses phrases) reste… la sardine à l’huile !

« En 1900, nous apprend-il, c’était un mets de luxe que l’on servait au Jockey Club – pour lequel Arsène Saupiquet avait inventé la boîte à sardines avec clé d’ouverture intégrée ! La sardine à l’huile s’est considérablement démocratisée au cours du xxe siècle mais depuis une vingtaine d’années, devenue plus rare, elle retrouve son prestige d’antan. Ainsi, chez Lipp, on en sert des millésimées de la collection 2019. Une boîte se bonifie avec le temps et peut se garder dix ou vingt ans… à condition de la retourner tous les six mois ! Hélas, il n’existe plus que huit sardineries artisanales en France, alors qu’il y en avait 200 il y a un siècle, de Saint-Jean-de-Luz à Saint-Brieuc en passant par Les Sables-d’Olonne : La Belle-Îloise, La Compagnie Bretonne, La Quiberonnaise, Les Mouettes d’Arvor, La Pointe de Penmarc’h, La Perle des Dieux et Océane Alimentaire (qui se distingue en mettant ses sardines à l’huile dans des bocaux en verre sur lesquels est mentionné le nom du petit bateau qui les a pêchées, le Stereden Ar Moor). Connétable est la plus ancienne conserverie de France (créée en 1853), mais elle est devenue industrielle, raison pour laquelle je ne l’ai pas sélectionnée. »

Les sardines à l’huile, c’est sacré !


Basées à Quiberon, Douarnenez, Concarneau ou Saint-Gilles-Croix-de-Vie, ces entreprises familiales en voie de disparition perpétuent un savoir-faire vieux de plus de deux siècles grâce aux femmes (que l’on appelait autrefois « Penn Sardins ») qui en constituaient la main-d’œuvre essentielle pendant que les hommes étaient en mer. Aujourd’hui comme hier, les femmes attendent toujours le retour des bateaux de pêche sur le port, avant de reproduire les gestes de leurs ancêtres : le triage des sardines, l’étêtage – qui consiste à couper la tête et à ôter les viscères d’un seul coup de couteau –, le salage, le séchage au soleil, la friture à l’huile d’arachide dans de grandes marmites, l’égouttage, l’emboîtage – au cours duquel les sardines sont disposées à la main « tête-bêche », le bleu des écailles bien en évidence pour flatter l’œil – et le sertissage… Autrefois, les conserveries faisaient travailler des centaines de milliers de personnes et possédaient des ouvriers spécialisés, les soudeurs, à qui était confiée la tâche « noble » de souder les boîtes avec de l’étain avant de les faire briller.

Loin de tout folklore, ces sardineries nous plongent dans un monde dur qui s’est édifié sur la solidarité, à l’image des veuves de marin à qui revenait le soin de tisser les filets de pêche de couleur bleue – pour tromper le poisson –, la fameuse « bolinche », un filet de forme ronde conçu pour encercler la nuit les bancs de sardines et qu’il faut protéger contre l’attaque des dévoreurs de sardines que sont les dauphins, thons et bélugas.

Quand on ouvre une boîte en fer-blanc, inventée par l’épicier nantais Joseph Colin en 1822, c’est donc toute une histoire populaire qui nous revient en mémoire, celle des pêcheurs basques, bretons et vendéens qui continuent à utiliser de petits bateaux et non des chaluts racleurs de fonds… L’appât est toujours la « rogne », une pâtée solide à base d’œufs de morue dont la puanteur fait frémir.

Pêchées d’avril à septembre, les sardines sauvages de petite taille n’ont pas eu le temps de stocker le plomb et le mercure présents dans l’océan. Leur goût subtil, leur fondant, leur élégance, sans parler de leurs extraordinaires qualités nutritionnelles (protéines, acides gras, Oméga 3, calcium, phosphore, fer, vitamines D, B3, B12 et j’en passe), méritent qu’on s’intéresse davantage à elles et qu’on leur donne la place qu’elles méritent, loin devant les boîtes de caviar d’élevage à 99 euros les 20 grammes et à l’arrière-goût de terre…

En 1932, le film Boudu sauvé des eaux, de Jean Renoir, a été retiré des salles au bout de trois jours. « Le public hurlait et cassait les fauteuils », raconte Michel Simon. Pourquoi ? « Parce que je jouais le rôle d’un clochard sale qui mangeait des sardines à l’huile avec les doigts, ça, c’était un crime impardonnable ! »

Hé oui, les sardines à l’huile, c’est sacré !

Somptueuse avec une salade de pommes de terre au vin blanc agrémentée de fines lamelles d’oignons et de radis frais, la prolétarienne boîte de sardines à l’huile d’olive suffit à faire un repas et coûte moins cher qu’un MacDo. En Tunisie, elle a aussi donné naissance au sandwich le plus populaire du pays – le thon étant réservé aux riches. Nordine Labiadh, le célèbre chef d’À Mi-Chemin, dont le couscous aux keftas de sardines, câpres et herbes fraîches est une merveille, nous en donne ici la recette :

« Couper une baguette en deux dans le sens de la longueur. Y déposer deux feuilles de romaine, à l’intérieur desquelles on mettra une tomate coupée en rondelles, un demi-citron confit en lamelles, un œuf dur en miettes, des sardines à l’huile, des olives, du piment d’Espelette et le reste d’huile d’olive contenu dans la boîte. Avec une bière blanche glacée, voici un beau pique-nique de printemps ! »

La Petite Chaloupe

7, boulevard de Port-Royal 75013 Paris

Tél. : 01 47 07 69 59

À Mi-Chemin

31, rue Boulard, 75014 Paris

www.restaurant-amichemin.fr

Avril 2023 – Causeur #111

Article extrait du Magazine Causeur




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Journaliste spécialisé dans le vin, la gastronomie, l'art de vivre, bref tout ce qui permet de mieux supporter notre passage ici-bas

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