Alors que l’année du centenaire de la Grande Guerre commence, au sommet de la République, on condamne « l’absurdité de la guerre » et on plie l’échine pour honorer les mutins fusillés de 1917, trop longtemps confinés dans les basses fosses du roman national. À l’inverse, dans 1914-2004 : L’Europe sortie de l’Histoire ?, Jean-Pierre Chevènement exhorte la France pantelante à rompre avec la repentance pour appréhender le monde qui vient.[access capability= »lire_inedits »] Avec son érudition coutumière, l’ancien ministre analyse les causes des guerres mondiales. En intellectuel féru de géopolitique, il voit dans la lutte pour l’hégémonie mondiale le ressort des grands affrontements militaires. Lénine avait beau dire, l’impérialisme est moins le « stade suprême du capitalisme » que son ultime arbitre entre puissances rivales : quoi de mieux qu’une bonne guerre pour savoir qui est le plus fort ? Si Tommies et Teutons se sont écharpés en 1914-1918, explique Chevènement, c’est que l’Allemagne talonnait l’empire britannique, première puissance mondiale incontestée jusqu’à la fin du XIXe siècle : « Le temps jouait en faveur de l’Allemagne : il suffisait de prolonger les courbes de croissance pour s’en convaincre : l’Allemagne aurait gagné la paix. » Élémentaire, mon cher Jean-Pierre.
Cependant, le « Che » perd en puissance démonstrative lorsqu’il désigne l’état-major impérial allemand comme unique fauteur de guerre, adoptant en cela la lettre et l’esprit du traité de Versailles, qui jugea que l’Allemagne wilhelmienne était l’unique responsable de la guerre, exigea le paiement de réparations exorbitantes, la livraison de l’empereur Guillaume II aux Alliés et la mutilation du territoire allemand. Une facture exorbitante pour un pays déjà exsangue ! De ce point de vue, 1919 marqua un virage historique en Europe. De mémoire de lansquenet, on n’avait jamais criminalisé l’ennemi après l’avoir vaincu. Depuis le traité de Westphalie (1648) prévalait en effet un droit de la guerre fondé sur le respect de l’adversaire, considéré comme l’éventuel allié de demain. Une fois la paix signée, la realpolitik reprenait ses droits : il n’était pas nécessaire que le vaincu subît le déshonneur en plus de la défaite. Les Allemands virent justement dans le traité de Versailles la volonté de les humilier – le « diktat » fut particulièrement ressenti comme une injustice par une jeunesse allemande assoiffée de revanche, qui favorisa l’aile la plus démagogue du pangermanisme allemand : l’hitlérisme.
Dans sa généalogie de la barbarie, Chevènement cède parfois à quelque facilité culturaliste. Certes, il existe un « paradigme national- allemand » (Sonderweg) foncièrement étranger à l’abstraction républicaine française. Mais l’exaltation romantique de la culture charnelle, chère à Herder et à Novalis, ne se confond pas avec les déviations raciales et suprématistes du XXe siècle.
La doctrine et la politique du IIIe Reich tenaient davantage du modernisme centralisateur et ultra-technicien que de la contre-révolution. Il n’est donc guère étonnant que les écrivains Von Salomon et Jünger, proches des cercles nationalistes, aient reproché au nazisme d’avoir subverti le service de l’État en culte populiste de la race. La droite conservatrice gardera d’ailleurs contre Hitler une rancune tenace qui culminera lors de l’attentat raté du 20 juillet 1944 fomenté par des membres de l’état-major.
Revenu au temps présent, le sénateur belfortain évite heureusement le piège de l’antigermanisme primaire. Il n’hésite pas à légitimer la roideur de Berlin dans la gestion de la crise de l’euro, le renflouement des maillons faibles (Espagne, Grèce, Italie, Portugal…) risquant de ruiner les caisses publiques allemandes sans que, pour autant, l’avenir de l’Europe soit assuré en retour. Ultime pied de nez aux tenants de la « France seule », le « Che » appelle à (enfin) mettre en œuvre le programme du traité de l’Élysée conclu par de Gaulle et Adenauer : bâtissons une défense franco-allemande émancipée de l’OTAN et apprenons enfin la langue de notre voisin, bon sang !
En homme d’État qu’il est, Chevènement se refuse à faire porter à l’Union européenne tout le poids et la responsabilité du désarroi français, les décisions communautaires servant fréquemment de « leurres pour masquer […] la poursuite de politiques guidées par des préoccupations d’intérêt national ». D’où la pantalonnade du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, dénoncé à cor et à cri par le PS lorsqu’il était négocié par Sarkozy, mais paraphé par Merkel et Hollande après que le mot « croissance » y eut été ajouté. Ainsi la France soumet-elle désormais le budget de la nation à la Commission européenne, laquelle se réserve le droit de lui décerner satisfecit et remontrances. Après les députés, voici le gouvernement-godillot.
Chevènement offre une opportune mise en perspective de l’histoire du continent, montrant que l’Union, à peu de choses près, accomplit le projet allemand de marché continental conçu à la fin du XIXe siècle pour offrir des débouchés à l’industrie teutonne. Comment comprendre autrement l’accord sur le marché transatlantique, que Londres et Berlin soutiennent chaudement ? Quoique fort discrètement, la France de M. Hollande s’est engagée dans la négociation de son propre chef, comme une grande nation prompte à se dépouiller volontairement de ses derniers haillons de souveraineté économique. La manœuvre vise à « constituer une grande zone de libre-échange pour les biens, les services et les capitaux d’une rive à l’autre de l’Atlantique », pour le grand bonheur des économies allemande et britannique, impatientes de démanteler la Politique agricole commune ou l’« exception culturelle ». Lasse de colmater les brèches de l’Union européenne, l’Allemagne risque de prendre le large avec la Grande-Bretagne. Berlin réalise déjà les deux tiers de son excédent commercial hors d’Europe et ne rêve que de rejoindre le « G2 » sino- américain qui domine le monde tout en développant ses échanges avec la Russie renaissante. À l’est, il y a décidément du nouveau…
Jean-Pierre Chevènement appartient à cette race d’honnêtes hommes avec lesquels il est passionnant de converser. À en juger par ses circonvolutions, François Hollande n’écoute ce visiteur du soir que d’une oreille distraite. Quoique les escouades chevènementistes se soient égaillées aux quatre coins de l’arène politique, l’économiste Jacques Sapir rêve le « Che » en premier ministre de rechange. Faut-il vraiment le lui souhaiter ? À bientôt 75 ans, Chevènement mérite mieux que de travailler pour le roi de Prusse.[/access]
1914-2014. L’Europe sortie de l’Histoire ?, Jean-Pierre Chevènement, Fayard, 2013.
*Photo: Hannah.
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