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Molinier, précurseur du troisième sexe

L’artistiquement incorrect de Pierre Molinier est devenu la norme culturelle d’aujourd’hui


Molinier, précurseur du troisième sexe
Pierre Molinier, « Le Grand Combat » © Frac Aquitaine

Déterminé à mener sa croisade idéologique au nom des minorités, le Frac Méca bordelais met à l’honneur Pierre Molinier (1900-1976), désormais reconnu comme une figure emblématique de l’art en France et à l’étranger.


Jadis vieux tonton pervers infréquentable, aujourd’hui grand-père cool que les ados aimeraient présenter à leurs potes ! Pensez donc, Pierre Molinier était un précurseur de la fluidité des genres et des transidentités, une incarnation avant l’heure du pronom « iel », qui n’hésitait pas à déambuler en bas de soie dans le Bordeaux corseté des années 50, et dont la pente résolument transgressive l’amenait à utiliser du sperme dans ses peintures ainsi qu’à recevoir ses étudiants tout en continuant à se masturber…

Un esprit indépendant ? Sans doute. Un chantre de la tolérance ? Pas vraiment. Plutôt un esprit sectaire, à l’image du club érotique qu’il fonda, « la Secte des voluptueux ». A priori pourtant, les ambitions affichées, à savoir rassembler des personnes se donnant et recevant du plaisir « sans tabous ni jugements », peuvent apparaître comme un gage d’ouverture manifeste. Mais il faut lire les notes de bas de page qu’il a lui-même rédigées : « L’androgynie est de rigueur. Ne peut être admis dans la secte celui ou celle qui a la prétention d’être essentiellement femme ou homme. »

Odeur de soufre

Mais laissons là l’homme et allons voir du côté de l’artiste, puisque le Frac bordelais consacre à Molinier une importante exposition qui embrasse toutes les facettes de son œuvre. Attention néanmoins, odeur de soufre oblige : « La dimension érotique de certaines œuvres de l’exposition Molinier Rose Saumon “Nous sommes tous des menteurs” nous a conduits à interdire son accès à un public mineur », explique-t-on du côté de l’institution bordelaise. Pas de panique néanmoins : les moins de 18 ans pourront se frotter à l’univers de l’artiste dans une salle accessible à tous les publics en découvrant l’exposition à l’intitulé clairement ancré dans l’air du temps : « Pierre Molinier, questionner les corps et les genres ». « Ce sera l’occasion d’aborder différentes thématiques telles que les représentations des corps féminins et masculins, les notions de genres ou de travestissement », indique le Frac.

Alceste de la question transgenre

Quant au titre de l’exposition principale, il met l’accent sur une couleur généralement considérée comme féminine pour mieux brouiller les cartes et affirmer l’un des enjeux de cette exposition : la déconstruction. À moins qu’il ne se réfère au phénomène d’inversion de sexe observé chez le saumon chinook ? Le sous-titre, lui, « nous sommes tous des menteurs », place l’artiste comme le public dans le même sac de complaisance à l’égard d’une société qui étoufferait notre « moi » profond. Une réserve s’impose néanmoins : Molinier, sorte d’Alceste de la question transgenre, accuse plus volontiers les autres que lui-même, comme le montre sa réaction après le tollé provoqué par la présentation du Grand Combat au 30e Salon des Indépendants bordelais en 1951.

A lire, du même auteur : La cité Frugès, une utopie à valoriser?

Mi-abstrait, mi-figuratif, ce tableau représente « des corps entrelacés pris dans un tourbillon érotique », commente pudiquement le Frac. Molinier, cru et provocateur, dit clairement qu’il s’agit d’ « un couple qui baise ». Face à la rupture fracassante avec la « bonne société » bordelaise, l’artiste se sent trahi par tous, y compris par ses pairs, ses amis. D’où son amertume, qui prendra la forme d’une Lettre ouverte tonitruante, premier texte de lui à être rendu public : « Que me reprochez-vous dans mon œuvre ? D’être moi-même ? Allez donc, vous crevez de conformisme ! Vous n’êtes pas des artistes, vous êtes des esclaves ! Vous êtes des bornes à distribuer de l’essence ! Vous êtes le signal vert et rouge au coin de la rue… Et allez donc, enfoutrés ! » Première incarnation esthétique des passions de l’artiste, Le Grand Combat marque une étape décisive dans son parcours, à partir de laquelle il va défendre mordicus, d’une part ses pratiques fétichistes SM et son idéal androgyne d’autre part. Ou comment l’artistiquement incorrect d’hier est devenu la norme culturelle d’aujourd’hui.

Du narcissisme comme vertu créatrice

Dès lors, sa peinture aussi bien que ses photographies porteront le sceau du militantisme. Précurseur du Body Art, Molinier s’ingéniera sans relâche à déconstruire les catégories de l’identité en se prenant systématiquement pour modèle. De manière invariable et quelque peu lassante (André Breton se montrera critique à son endroit), il se photographie après s’être épilé et maquillé, masqué d’un loup et vêtu d’un corset, d’une guêpière en dentelles, de résille et de talons aiguilles, puis opère un travail de recomposition à base de découpage et de collage pour proposer une image idéale de lui-même, tel que le proclame l’un de ses tirages, « Comme je voudrais être » (1968-1969). À savoir multiple, protéiforme et indéfini.

Narcissisme posé en vertu créatrice, obsessions personnelles érigées en matériau universel, volonté transgressive affichée comme valeur esthétique suprême, goût pour la déconstruction et refus des normes, Pierre Molinier apparaît plus que jamais comme un artiste avec qui il faudra compter dans les années à venir…


« Molinier rose saumon », exposition anniversaire des 40 ans des Frac ; du 31 mars au 17 septembre.



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est docteur en lettres modernes, correcteur et journaliste indépendant.

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