Le mot « souverainiste » fait partie de ces qualificatifs qu’on répugne à assumer, sauf au Québec où les partisans de l’indépendance de la Belle Province francophone le revendiquent haut et fort. En France, c’est un mot-valise dépréciatif, un fourre-tout permettant de dénoncer en bloc tous les critiques de l’évolution récente de l’Union européenne, un étendard sous lequel les penseurs paresseux unissent dans un même opprobre Marine Le Pen, Jean- Pierre Chevènement, Philippe de Villiers, Nicolas Dupont- Aignan et, au bout du compte, les dizaines de millions de Français qui ont répondu « non » au référendum constitutionnel de 2005.
Dans l’esprit de ses adversaires, le « souverainiste » est l’incarnation du ringardisme politique, de la «France moisie », quand il n’est pas le fourrier d’un néofascisme bleu-blanc-rouge. On comprend que la confusion instaurée par cet usage n’aide pas à la compréhension d’un phénomène qui se décline d’un bout à l’autre de l’Europe, en fonction des situations locales et de l’histoire des nations qu’elle concerne.[access capability= »lire_inedits »]
Reste à comprendre un paradoxe : alors que « l’euroscepticisme » se répand à travers le continent, et de manière accélérée depuis le déclenchement de la crise de l’euro, aucun des 28 pays de l’Union ne s’est doté d’un gouvernement s’en réclamant ni, a fortiori, prônant et défendant une réforme radicale des institutions européennes. On se fait élire en tapant sur Bruxelles, mais on se garde bien, une fois au pouvoir, de faire quoi que ce soit qui pourrait mettre ce monstre bureaucratique hors d’état de nuire. Le souverainisme sait à quoi il s’oppose, mais il ne suffit pas à définir un projet politique. Il ne saurait donc constituer un pôle opposé à celui du fédéralisme européen : un parti souverainiste transnational serait un oxymore aussi incongru que le
Parti révolutionnaire institutionnel mexicain… On peut, par exemple, mener une action incontestablement souverainiste en brandissant à Kiev la bannière bleue étoilée contre un gouvernement accusé de soumettre la nation à un empire russe ayant retrouvé des couleurs sous l’impulsion de Vladimir Poutine. Les Ukrainiens qui descendent dans la rue par – 10 degrés ne sont pas des fans de Manuel Barroso ni d’Herman van Rompuy, mais des citoyens qui considèrent que l’urgence est d’empêcher le retour d’une sujétion dont le souvenir est encore douloureux. À supposer qu’ils parviennent à leurs fins, et que l’Ukraine s’arrime solidement à la partie occidentale du continent, ils feront comme leurs voisins de l’ancien bloc soviétique : ils deviendront eurosceptiques, battront des records d’abstention lors des élections au Parlement de Strasbourg et veilleront, au sein des instances de l’UE, à la préservation de leur intérêts nationaux. Ceux qui tentent, chez nous, de raviver une flamme européiste bien faiblarde en opposant à l’euro-tiédeur de nos populations le supposé euro-enthousiasme des manifestants ukrainiens se bercent d’illusions. Ce qui importe aux Ukrainiens, c’est l’Ukraine, et la possibilité pour son peuple de vivre pleinement une indépendance dont elle est privée depuis le XVIIIe siècle, sauf pendant de brèves périodes.
On assiste donc, à l’est comme à l’ouest du continent, à un réveil des nations, dont la résilience est en train de mettre à mal la construction bancale d’une Union européenne fondée sur le postulat de leur disparition programmée. Les « souverainistes » d’aujourd’hui sont bien souvent d’ex-« fervents Européens » dont les yeux se sont décillés à l’occasion de la crise monétaire et économique actuelle. Les plus honnêtes d’entre eux, comme le géopoliticien François Heisbourg[1. François Heisbourg : La Fin du rêve européen, Stock.], en font le constat amer et lucide : en instaurant l’euro, l’UE est allée « un pont trop loin », car une monnaie unique suppose un espace de solidarité où le fort aide le faible, non pas parce qu’il y est contraint par un pouvoir despotique ou un « monstre doux » bureaucratique, mais au nom d’une transcendance laïque acceptée par le plus grand nombre. Cela s’appelle la République.
Chacun, dans son coin, se met donc à faire du souverainisme comme Mr Jourdain faisait de la prose. Avec, en première ligne, l’Allemagne, principale puissance au sein de l’UE, fermement campée sur la décision du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe affirmant que « le peuple européen n’existe pas » : « Autant d’intégration que nécessaire, autant de solidarité que possible », tel est le leitmotiv inlassablement répété par Angela Merkel 1 et 2 pour définir sa politique européenne. Ceux qui savent entendre comprennent de quoi il retourne : l’intégration nécessaire se résume à la mise en place d’un système de surveillance destiné à vérifier que les États se conforment aux critères de l’ordo-libéralisme germanique avec, en plus, juste ce qu’il faut de transferts de solidarité vers les pays en difficulté pour préserver les intérêts de l’économie allemande à court terme. Et en France, comment qualifier la politique africaine de François Hollande, sinon comme un usage souverain du hard power dans une région jugée par lui essentielle pour les intérêts stratégiques et économiques de notre pays ?
On observe également la montée en puissance des aspirations nationales séparatistes dans des pays comme l’Espagne, la Belgique, le Royaume-Uni : les Catalans, les Flamands, les Écossais ont mis en marche une dynamique d’affrontement, heureusement pacifique, avec les États dont ils veulent se détacher. Ces peuples estiment, à tort ou à raison, que l’accès au statut d’État-nation est un droit qui ne saurait leur être contesté si tel est le souhait de la majorité. L’Union européenne leur fait savoir, sans ménagement, qu’en persistant dans leur projet, ils pourraient perdre leur statut d’État-membre et les avantages afférents. Bruxelles (entendez par là les quelques hectares abritant les institutions européennes) est effarée par cette perspective qui pulvérise son rêve d’une bureaucratie post-nationale toute puissante, laquelle, en attendant, promet chaque jour de corriger son « déficit démocratique » comme un alcoolique jure de ne plus boire.
L’espace nous manque ici pour passer en revue comment chacun des 28 pays de l’UE mijote sa petite cuisine souverainiste. Mais si le souverainisme n’a pas accédé au pouvoir, il faut bien constater qu’aucun de ces pays, grand ou petit, ne s’est donné récemment de dirigeant élu sur un programme ouvertement fédéraliste européen : même si certains d’entre eux, comme l’Italien Enrico Letta ou le Belge Elio Di Rupo, se réclament encore de cette idéologie, ils savent bien que leur rêve n’est plus d’actualité.
Dans ces conditions, il faudrait comprendre que le poli- tique ne peut se déployer que dans un espace où les gens ne partagent pas seulement des valeurs abstraites, d’ailleurs interprétées localement de manières fort différentes[2. Les divergences intra-européennes sur la manière de faire face à l’intégrisme islamique en sont la parfaite illustration.], mais les dits et les non-dits d’une langue et d’une histoire communes. Les peuples et les nations n’ont nullement besoin de disparaître dans un vaste ensemble pour s’allier et faire face aux défis du siècle. En clair, il est temps d’essayer « l’Europe des Républiques ». Ce ne serait pas le retour à la case départ, mais l’aube d’un nouvel espoir.[/access]
*Photo: CHAUVEAU NICOLAS/SIPA. 00552884_000001.
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