Que deviennent les hommes à l’heure où la révolution des mœurs – la révolution morale – souffle en tempête sur l’Occident?
L’assassinat de Cécile Hussherr-Poisson, enseignante-chercheuse poignardée le 20 mars dernier dans son hall d’immeuble à Paris par son ex-conjoint, a frappé les esprits. Normalien, comme elle, le meurtrier est président et cofondateur d’une start-up d’intelligence artificielle. Cet événement montre que les « féminicides » peuvent se produire même dans les milieux socialement favorisés, présumés préservés de la violence ailleurs omniprésente. C’est sans doute ce qui, dans la sauvagerie de ce meurtre, a sidéré le public. « Stupeur et effroi », titre le Point. Il y a autre chose. Qu’il s’agisse d’une mère de famille ajoute à l’horreur. Mais ce qui domine, c’est qu’il s’agisse d’une femme. Parmi les hommages rendus à la victime dans le hall de son immeuble, on peut lire cette affichette : « Encore un féminicide ! »
Un concept apparu en 1976
Bien que le Code pénal français ne consacre pas le mot « féminicide », tandis que l’ONU le reconnaît et que la typologie de l’OMS en retient quatre types (féminicide intime, féminicide commis au nom de l’honneur, féminicide lié à la dot, féminicide non intime), ce concept continue de questionner. En quoi le meurtre d’une femme par son conjoint, ex-conjoint, compagnon, ex-compagnon ou tout autre individu, est-il perçu comme plus dramatique que celui de n’importe quel homme ? Et pourquoi ce type d’événement sort-il du registre des faits divers pour entrer dans celui des faits de société ?
Il s’agit pourtant, traditionnellement, d’un fait divers, rubrique dans laquelle une partie de la presse continue de ranger les crimes passionnels, quitte à les qualifier en même temps de féminicides. À l’inverse, la presse progressiste les qualifie toujours, et uniquement, de féminicides, façon de souligner qu’ils « s’inscrivent dans des cadres de nature systémique et dans une logique de domination masculine » (définition de l’OMS). Cette double inscription laisse supposer que la situation en Occident s’apparente par essence à celle qui prévaut dans des sociétés de culture absolument différente (par exemple celle de la Norvège comparée à celle de l’Afghanistan).
L’apparition du concept est éclairante. Il a été utilisé pour la première fois au sein du Tribunal international des crimes contre les femmes, à Bruxelles, en 1976, pour exprimer le constat que, dans à peu près toutes les sociétés, des femmes sont tuées parce qu’elles sont des femmes. Le terme de « féminicide » sert à qualifier de fait de société ce type de meurtre. Ce qu’il est pour une part, et en même temps ce qu’il n’est pas. Le problème posé par le concept réside dans cette dualité, pour peu qu’on refuse de souscrire aux arguments du féminisme politique qui le fonde.
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On doit parler de fait divers dans la mesure où chacun de ces crimes relève d’une histoire singulière, irréductible à toute interprétation globalisante. Les motivations sont chaque fois spécifiques au drame – la femme n’est pas tuée parce qu’elle est « une » femme, mais parce qu’elle est cette femme particulière. Le problème n’est alors pas politique, mais psychiatrique. C’est d’ailleurs de ce côté qu’il faudrait aller en priorité pour prévenir ces crimes, plutôt que s’en remettre à une attitude accusatoire qui ne mène nulle part (malgré les lourdes condamnations, évidemment justifiées, la fréquence de ces drames ne diminue pas). Seulement, une prise en charge psychiatrique des hommes susceptibles de passer à l’acte exigerait un développement considérable de la psychiatrie, discipline médicale négligée depuis des lustres par les pouvoirs publics, alors même que sa nécessité ne cesse de croître.
Si l’on reste dans le registre des faits divers, la raison demande que les meurtres appelés indûment féminicides soient considérés comme des homicides intra-familiaux et répertoriés sous ce nom, pour les différencier des véritables féminicides, c’est-à-dire des crimes d’honneur et des crimes, généralement précédés de viols, commis par des psychopathes à l’encontre de femmes fortuitement croisées.
Criminaliser tous les hommes
De plus, et ce n’est pas le moindre de ses inconvénients, l’utilisation du mot féminicide tend, implicitement ou explicitement, à criminaliser l’ensemble des hommes. En dehors de situations hors norme comme les guerres, la quasi-totalité des hommes obéit au commandement « Tu ne tueras point ». Cette évidence, valable au moins pour la France, se traduit par ces chiffres de 2022 : d’après le collectif Féminicides par compagnons ou ex, le nombre de meurtres de femmes s’élève à 112, dont 58 en contexte de séparation et/ou de violences connues (ce qui, semble-t-il, ôte du total les « féminicides non intimes »). Le nombre de meurtres, 112, un tous les trois jours, paraît émotionnellement énorme, mais statistiquement marginal au regard du nombre de couples en France (un meurtre tous les six jours si l’on décompte les « féminicides non intimes »).
En revanche, et c’est sans doute en quoi on peut parler de fait de société, ce total doit être rapporté au nombre de meurtres toutes catégories confondues : en 2022, toujours d’après le collectif Féminicides par compagnons ou ex, on a recensé 948 victimes. On comprend, à travers cette proportion, ce qu’a de partiellement pertinent le concept de féminicide, si on le caractérise par le refus de l’émancipation d’une femme au point d’aboutir à son assassinat. Un refus dont la dimension psycho-pathologique ne doit cependant jamais être mise sous le boisseau.
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Au fond, le grand apport du concept tient à ce qu’il a permis d’attirer l’attention de nombreux États sur un phénomène qui, pour marginal qu’il soit sous nos climats, n’en est pas moins représentatif d’une réalité spéciale, comme le montre le ratio homicides de femmes/homicides en général. Ainsi, l’accueil dans les commissariats des femmes menacées de violences meurtrières s’améliore sans cesse, outre toutes les structures vouées à leur protection.
Reste maintenant à espérer que cette remarquable attention portée à la condition féminine ne cache pas un phénomène inquiétant, les inégalités dont, en Occident, les hommes sont victimes. La question est abordée dans un article saisissant publié par Le Figaro du 25 mars 2023, qui rend compte de l’essai de Richard V. Reeves, Of Boys and Men (Swift Press, 2022), paru en septembre dernier au Royaume-Uni. La traduction en français de l’ouvrage ne saurait tarder. Elle s’inscrira dans la lente prise de conscience du fait, lui aussi politique, qu’on a tellement chargé la barque des hommes qu’elle finit par tanguer dangereusement, au risque de se retourner.
Of Boys and Men: Why the modern male is struggling, why it matters, and what to do about it
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