À l’affiche ce mercredi, Le capitaine Volkonogov s’est échappé, un film de Natalia Merkoulova et Alexeï Tchoupov. Le récit national de la Sainte Russie en prend un coup…
En prologue, un escadron d’Adonis slaves, cheveux sabot de 1, torses athlétiques, gymnastes harnachés de cuir, revolver au ceinturon et uniformément accoutrés de jogging rouge vif façon houligans, batifolent comme des marmots : l’un, à quatre pattes, mime un clébard qui jappe sous la domination de son maître ; on se fait la courte échelle pour récupérer un ballon coincé dans les pampilles du gros lustre en cristal, vestige d’un autre temps – entre jeunes mâles, il faut bien s’amuser. En toile de fond, le salon lambrissé d’un palais aristocratique de la défunte Saint–Pétersbourg, transformé en une salle de garde qu’encombrent dossiers, paperasses, machines à écrire… Une carte géante de la ville remplace le trumeau.
Nous sommes donc à Leningrad en 1938, au pic de la Terreur stalinienne. Chargés des basses œuvres du régime, ces petits durs s’en donnent à cœur joie. Arrestations, tortures, exécutions sommaires, programmées à la chaîne. Le capitaine Fedia Volkonogov est l’une de ces recrues du NKVD en charge d’épurer la société soviétique. Elles-mêmes se voient soumises à des « réévaluations » qui ne sont pas sans risques : la Révolution dévore ses propres enfants. Leurs ballets virils, leurs chœurs patriotiques émeuvent l’âme. Sinon qu’ils n’étouffent pas les cris des victimes que ces brutes torturent avec inventivité : sous ces murs festonnés, la marqueterie du parquet a d’ailleurs été recouverte d’un manteau de paille – plus absorbant que le chêne ciré.
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Fedia est un bon exécutant. Jusqu’au jour où son meilleur camarade disparaît à son tour dans le maelstrom de cette purge sans fond – une balle dans la nuque. Alors, le capitaine Volkonogov se carapate. S’ensuit une chasse à l’homme frénétique dont le commandant de ces « brigades rouges », phtisique et crachotant, est le fer de lance. Mais dans une hallucination, Fedia voit l’ami défunt (qu’il a dû lui-même jeter dans la fosse commune des condamnés) lui prédire qu’il trouvera son salut dans l’au-delà, pourvu qu’il fasse repentance et qu’une victime, une seule, lui accorde le pardon pour ses crimes. Comment sauver, et sa peau, et son âme ? Entre deux réminiscences où ses forfaits lui apparaissent dans leur monstruosité, l’archange maudit, pourchassé par les sbires, se met mystiquement en quête de son rachat devant le Très Haut auprès des femmes, des pères, des enfants, de ceux qu’il a froidement assassinés. Mais qui saura pardonner l’impardonnable ?
Tourné en 2021, en pleine pandémie, dans le théâtre rougeoyant et ambré de la photogénique cité, Volkonogov s’est échappé esquive de façon délibérée toute littéralité « archéologique », à bonne distance de la fresque historique et de la reconstitution en costumes. Et c’est même ce qui fait de cette « rétro-dystopie »un objet contemporain, structuré de main de maître, captivant de part en part. De l’ancienne capitale opulente et décatie où se croisent tramways, charrettes, chevaux et rutilantes limousines noires, dans une misère peuplée de prolétaires en haillons, la toile de fond n’est jamais ici, dans sa beauté navrée, presque irréelle, que la cimaise d’une parabole sur le Mal et la Rédemption.
Il n’est pas indifférent que le rôle du capitaine Volkonogov soit tenu par l’immense comédien Yuriy Borisov, 30 ans – découvert en 2011 dans Elena, chef-d’œuvre absolu d’Andreï Zviaguintsev, et qu’on aura revu dans des incarnations chaque fois plus mémorables : dans La fièvre de Petrov, de Kirill Serebrennikov, dans le film extraordinaire Compartiment n°6, de Juho Kuosmanen, sans compter Gerda, de Natalia Koudriachova et Maman, je suis à la maison ! de Vladimir Bitokov, deux films dont on attend avec impatience la sortie en salles. Doué d’une présence inouïe qui ajoute à sa plastique de bad boy aux traits de mannequin, charpenté qui plus est comme une vivante académie, il ne fait aucun doute que Borisov est au Septième art russe ce que Brad Pitt fut, en son jeune temps, au cinéma américain : une apparition. Borisov a l’aura d’une star.
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Si Le capitaine Volkonogov… est une réussite, c’est aussi parce que, unis au civil par le mariage, le tandem Natalia Merkoulova & Alexeï Tchoupov (lesquels démarrent à présent, pour Netflix, la réalisation d’Anna K., nouvelle adaptation du roman de Tolstoï Anna Karénine) savent s’entourer des meilleurs : tel le fabuleux chef opérateur estonien Mart Taniel (c’est leur troisième collaboration), ou encore, pour le montage, réalisé en France, une pointure comme François Gédigier (qui a travaillé pour Brian de Palma, Patrice Chéreau, Lars von Trier, Arnaud Desplechin – excusez du peu…).
Né sous tant de bons auspices, il arrive que le film se teinte d’un étrange onirisme, par exemple lorsque surgit à l’image, silencieux, occupant tout le volume du ciel, l’énorme dirigeable rosâtre estampillé « 1938 », astre de mauvais augure. Il est des scènes authentiquement sublimes, telle celle où Fedia se croit (enfin !) rédimé par la caresse, sur son visage glabre et lisse, de la main décharnée d’une vieillarde à l’agonie qu’il vient de laver délicatement, dans un geste baptismal. Il est encore des séquences qui font comprendre pourquoi le film n’est décidément pas bienvenu dans la Russie de Poutine, et ses auteurs désormais en exil : « – Tu ne comprends rien à la dialectique : ce ne sont [les condamnés] ni des espions, ni des traîtres, ni des terroristes », explique le commandant à son capitaine. « Pourtant, ils n’arrivent pas là par hasard. C’est parce que ce sont des éléments pas fiables. (…) T’imagines pas le nombre de ces éléments pas fiables. C’est le danger. Pour l’instant, ils sont innocents. Mais demain, ils seront coupables. On ne peut pas attendre (…). On prend de l’avance. On ne peut pas les exécuter sans raison. C’est illégal. On est dans un état de droit. À chaque châtiment doit correspondre un crime ». Logique imparable, non ? Quoiqu’on y fasse, l’Histoire est toujours une affaire actuelle.
Le capitaine Volkonogov s’est échappé. Film de Natalia Merkoulova et Alexeï Tchoupov. Avec Yuriy Borisov. Russie, France, Estonie, 2022. Durée : 2h05. En salles le 29 mars 2023.
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