À l’occasion des 400 ans des Troupes de marine, 17 auteurs sont envoyés aux côtés de ceux qui défendent nos libertés. Un recueil de témoignages poignants, aux Éditions Fayard, pour un nouveau volume de la collection « Promenades singulières ».
Au 14ème siècle, celui que l’on surnomme le père de la sociologie, Ibn Khaldoun, a montré que lorsqu’un peuple ne comprend plus ceux qui se battent pour le défendre ni les raisons qui les poussent à accepter ce combat, alors c’est la survie même de la nation qui devient incertaine. Plus profondément encore, « si un jour on ne doit plus comprendre comment un homme a pu donner sa vie pour quelque chose qui le dépasse, ce sera fini de tout un monde, peut-être de toute une civilisation » a écrit Hélie de Saint Marc. C’est donc non seulement un choix littéraire bienvenu, mais aussi une démarche citoyenne précieuse, nécessaire, que celle des éditions Fayard qui publient Les écrivains sous les drapeaux, 17 textes écrits par leurs auteurs après cinq jours passés aux côtés des Troupes de marine. Cinq jours… et nuits ! « Il était un peu plus d’une heure du matin, en cette nuit noire et glaciale du début du mois de mars… » Et alors que l’actualité nous décrit chaque jour un pays qui se désagrège, il est bon de prendre un instant pour se plonger dans ces témoignages qui rendent compte d’une France qui tient bon. « Le soldat se lève car il sait qui il est. Son héritage l’oblige. »
« Pourquoi tuez-vous des gens ? »
Disons-le tout net : le livre est excellent, en plus d’être intéressant. Le regard, ou plutôt les multiples regards de ces écrivains, sont évidemment extérieurs à la « chose militaire ». Mais parce qu’ils sont extérieurs, ils ont deux avantages. D’abord, aucune obligation de réserve ne les contraint. Ensuite, ils peuvent dire sans craindre de paraître prétentieux leur respect, et même leur admiration, pour les hommes et les femmes qui servent sous les drapeaux, là où les militaires eux-mêmes hésiteraient sans doute. C’est un recueil dont chaque voix est singulière, mais qui forme une chorale dont le tout est harmonieux et dessine, par petites touches successives, un portrait fidèle de l’humanité des soldats.
On y lit, bien sûr, le constat d’Ibn Khaldoun, lorsqu’un des auteurs écrit, à propos des militaires engagés dans l’opération Sentinelle : « Ces missions en France leur donnent l’occasion de rencontrer des gens qui ignorent tout du monde militaire et qui s’en font une idée parfois étrange. « Pourquoi tuez-vous des gens ? » demande cette dame croisée dans une rue. Et eux qui ont l’impression d’être là pour protéger le citoyen et garantir l’intégrité de la nation, qui obéissent aux lois de la République et combattent pour ses valeurs, sont un peu désarçonnés. »
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On y entend la conscience d’un besoin, à la fois idéaliste et viscéral. « Il y a quelque chose de profondément émouvant, et de profondément admirable, dans cette époque du risque zéro, de l’hypocondrie généralisée, de la consommation périssable, de la complainte victimaire et de l’individualisme roi, à penser qu’il existe encore des hommes et des femmes rompus au danger et voués à l’effort. Des hommes et des femmes capables, pour le bien d’autrui, du sacrifice de leur vie. » Et capables, aussi, parce que c’est parfois nécessaire, de tuer, et donc du sacrifice de leur confort moral et intellectuel. « Personne ne comptera les points. La question est seulement de savoir si votre adversaire sera hors de combat. Ou vous…. »
La réalité douce-amère de notre nature humaine
On y côtoie, toujours pudique, mais toujours présente, la question de la mort et du sacrifice. « Ils avaient neutralisé les djihadistes, mais deux des camarades du major avaient été blessés ce jour-là. L’un, le fémur broyé, s’était retrouvé à ramper dans les dunes tandis que le major traînait le second, touché au mollet et à l’épaule, sous les tirs de kalachnikov. « À cet instant, le temps s’est arrêté », commente-t-il sobrement. » « Assurément, ils sont gorgés de pathos, c’est-à-dire de souffrance et d’émotion, autant que d’ethos, c’est-à-dire de caractère et d’intégrité. (….) Ils ont traversé l’ombre et la poussière, ils ont perdu et pleuré des frères. Bien sûr, ils rêvent d’intensité, de voyages et d’amitiés surhumaines, mais ils savent qu’entre la guerre – bellum – et la beauté ; entre le champ de bataille et le chant de l’honneur ; entre la férocité du premier et la noblesse du second, il n’y a qu’un souffle. Je crois qu’ils ont conscience de leur force, et qu’ils savent qu’aucune puissance collective ne va sans une certaine bonté individuelle. »
On y retrouve la grandeur, mais aussi la réalité douce-amère de notre nature humaine. « On ne le dit pas assez : un soldat meurt presque toujours par amour – amour d’autrui, du drapeau, du pays. Ôtez à un marsouin ou à un bigor cette fierté de pouvoir mourir en soldat, et vous lui enlevez l’une de ses raisons de vivre. » Ce qui n’empêche pas « …. les quartiers libres, avec leurs fins de nuits émaillées d’histoires d’alcool, de filles et de bagarres » ni « les retours espérés, idéalisés aussi, qui peuvent se révéler autant de rendez-vous manqués. Ce n’est facile ni pour ceux qui rentrent, parfois très éprouvés, dans ce cocon douillet qui doit aussi leur sembler dérisoire, ni pour celles qui rêvaient de moments tendres et d’un relais, enfin, dans leur quotidien et qui retrouvent un mari aussi explosif que tourmenté » car c’est aussi ce que vivent « ces hommes et ces femmes qui ont le « cran » de s’engager pour une société dont ils finissent par être décalés. » On entend ces combattants qui se disent que « il faut refuser de se battre en pensant à l’argent. Laissons ça aux mercenaires » mais on ne peut qu’acquiescer au commentaire de l’auteur: « Tout de même, ingrate patrie, parfois…. »
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On y devine l’écho d’une histoire bien plus profonde et plus vaste que les modes du moment, d’autant que pour beaucoup de ces écrivains, il est question, au détour d’une page, d’une ligne, d’ancêtres militaires, proches ou lointains, que cette découverte fait revivre. Et quand dans la décoration d’un bureau on croise le portrait officiel et obligatoire du chef de l’État, il faut « rappeler que les militaires ne servent pas une marionnette (sic) élue pour quelques années, mais notre nation qui vient de plus loin. »
Il y a là une histoire faite de décisions avisées, « si moderne soit-elle, cette unité est en réalité conforme à l’idée fondatrice de Richelieu, il y a quatre siècles. Le souvenir du Cardinal est peut-être un peu lointain, son intuition reste toujours d’actualité » mais aussi de choix politiques plus discutables. « Je m’enquiers d’une absence qui m’a frappé : où sont les sergents-chefs, les adjudants et les adjudants-chefs qui, à mon époque, détenaient l’expérience, en avaient beaucoup vu et, même blasés ou désinvoltes, tenaient la barre du régiment, vers qui l’on se tournait en cas de pépin ? (….) Le régiment manque de sous-officiers supérieurs, en raison des aléas des campagnes de recrutement et des restrictions budgétaires datant d’il y a une douzaine d’années. » Les célèbres dividendes de la paix… « Nous n’aimions plus la guerre et nous laissions à d’autres le soin de la mener, quitte à les critiquer sans relâche quand ils s’égaraient dans la carrière des armes. (….) La gauche et surtout les écologistes militaient pour un désarmement unilatéral, conjointement avec le démantèlement des centrales nucléaires. » Oui, « les aléas politiques sont hors de portée des militaires. Ils font d’eux les serviteurs souvent sacrifiés de la patrie. » Et se souvenir du père Charles de Foucauld s’écriant « Et au nom de Dieu, vive la coloniale » « à la vue de la colonne de marsouins accourue à son secours, dans les montagnes du Hoggar » n’interdit pas les réflexions mélancoliques et lucides sur la colonisation.
« Ce n’est pas l’ascenseur social, mais l’escalier social ! »
Ce qui demeure néanmoins, plus que tout, ce sont des exemples à suivre, une solidité forgée génération après génération, transmise et reçue. « Elles s’inclinent, ces nuques qui ont rarement plié. Ces hommes debout saluent ceux qui sont morts, frères en baroud ou héros inconnus. (…) Ces hommes et ces femmes écoutent, ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas, rassemblés dans la même communion. Elles disent tant d’histoires, ces nuques qui rendent hommage au don ultime des Anciens… » Beaucoup parlent des salles d’honneur des régiments, et comprennent intuitivement que « on n’y cultive pas la nostalgie, mais on y puise l’inspiration. »
On y voit le sens du contact, pour accueillir ces hommes et femmes de plume aux parcours divers, mais aussi vis-à-vis des populations civiles des pays où ils interviennent. « C’est ce qui les différencie de l’armée américaine, par exemple. Pas question de refuser de boire le thé parce que l’on craint la dysentrie et, ce faisant, de vexer à mort son interlocuteur. »
Accueil aussi de ceux qui s’engagent, dans un cadre où le troisième terme de la devise nationale prend enfin son véritable sens. « Le Régiment du Service Militaire Adapté n’engage pas un combat contre les autres, mais un combat de chacun contre soi, contre cette part de soi qui cède à la facilité, au laisser-aller. Ce n’est pas une question de classe sociale, de couleur de peau ou de croyance, mais de comportement. » On y vit l’importance humaine, charnelle, du terroir et des provinces – qu’elles soient de métropole ou d’outre-mer. Dans cette « grande famille bigarrée » la fraternité ne se décrète pas à coup de concurrence victimaire et de « vivrensemble » mais dans l’effort partagé, « suant, soufflant, ils sont heureux de ce qu’ils ont accompli », l’idéal commun, le sens du devoir, le respect mutuel mérité. Car ici, « ce n’est pas l’ascenseur social, mais l’escalier social – il faut faire des efforts. » Et les chefs se doivent de montrer l’exemple, comme ce colonel qui n’a « aucune familiarité, aucune condescendance dans ses manières mais une proximité qui est celle d’un chef qui connaît sa troupe. » Culture de l’exigence, « des hommes qui se donnent entièrement au service de quelque chose de plus grand qu’eux – et refusent de vivre au rabais » où, aussi, on redécouvre que « la noblesse française n’est pas là que pour nourrir une nostalgie emperruquée, et l’éthique aristocratique peut encore s’incarner dans l’armée, aux quatre coins du globe. »
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Tous sont unanimes, et ne partent qu’à regrets. « C’était déjà le dernier jour. (….) Je songeais en moi-même : mon Dieu, comme j’ai aimé la vie de soldat ! » « J’étais aussi triste de partir que si j’avais passé ma vie dans ce régiment, avec ces fous de guerre, tous si beaux, drôles, lucides sur leur rôle, sensibles à leur responsabilité, et bien sûr, muettement, aussi révoltés que nous tous que l’humanité soit toujours contrainte de s’armer. Des êtres solidaires et généreux, dont la vie a un sens. » « On tient d’abord pour les copains. (…) J’ai rarement eu l’occasion de voir un groupe aussi soudé. (….) En partant, j’ai la gorge serrée. »
On envie ces écrivains d’avoir ainsi côtoyé, avec authenticité et franchise, « … toute cette jeunesse pour qui le mot « servir » a encore un noble sens. » Et on les remercie de nous faire partager, le temps d’une lecture, l’opportunité de nous ressourcer auprès de ceux qui ont choisi de « donner du sens à leur vie en se donnant au pays. Que ceux qui ne croient plus à la France viennent faire un tour ici (…) dans ce monde à part qui cultive l’exigence, la bienveillance et l’impertinence. »